Dehors, -2°C. Dedans, les esprits s’échauffent autour du repas. Et —comme c’est pas souvent par chez nous je préfère préciser— le pinard n’y est pour rien, puisqu’il n’y en a pas sur les tables. Comprenez rien ? J’explique.
Je fais chaque semaine un peu de bénévolat dans une association située dans une ville proche de Lyon. On y récupère des dons qu’on revend au bénéfice de l’association dont le but est de venir en aide aux personnes se trouvant dans des situations difficiles. J’entre pas plus dans les détails. Moi, je m’occupe des bouquins avec une dizaine d’autres personnes. C’est sympa. Aujourd’hui, par exemple, en mettant un peu d’ordre dans les livres de poche à la vente, j’ai découvert que nous avions Les yeux jaunes des crocodiles de Katherine Pancol en 12 exemplaires. Il nous en arrive toutes les semaines, « et pourtant on en jette ! » me confesse une autre bénévole officiant depuis bien plus longtemps que moi. Douze exemplaires sur les bras depuis Cavanna sait quand, vous vous rendez compte ? Alors qu’on peut parfois faire jusqu’à 200€ par jour à base de 2€ les trois livres de poches. Si c’est pas malheureux pour la forêt, tous ces bouquins qui vont partir à la benne… Seules·s quatre autrices et auteurs arrivent à la cheville de Mme Pancol en ce qui concerne les petits formats qui nous sont donnés par cartons entiers et dont personne ne semble vouloir (ou dont la masse produite et le débit auquel ils nous arrivent ne nous permettent pas de les écouler, soyons pas mauvaise langue) : Isabel Wolff, Douglas Kennedy, Françoise Bourdin et Christian Jacq. Je ne parle que des livres de poche, sinon vous pouvez ajouter Mary Higgins Clark, Patricia Cornwell, Tom Clancy et Didier Van Cauwelaert à la liste. Et Danièle Steel. Il nous en arrive par pleines brouettes, sauf que ses bouquins à elle sont très vite vendus. Vous en connaissiez parmi ceux et celles que j’ai cités·es ? Moi je n’ai jamais lu aucun·e de ces auteurs·autrices. J’en suis pas fier hein, je me demande juste comment j’ai pu passer à côté d’aussi gros·ses vendeurs·euses tout ce temps, et même pour certains·es ne jamais entendre leur nom avant de « bosser en librairie. »
Enfin bon, c’était pas de ça que je voulais vous parler. Je reprends.
À midi tout le monde bouffe ensemble dans une grande salle, les bénévoles comme celles et ceux qui bénéficient du soutien de l’association. C’est sans doute supposé créer des liens entre nous. Ça marche pas bien. Doit y avoir une centaine de personnes qui prennent là leur repas au même moment.
Les non-bénévoles ont pas vraiment choisi d’être ici. Disons que la vie les a menés là. Restent sur place au moins 14/24h, 5/7j. Mangent là, logent là. Je vais tout mettre au masculin parce qu’il y a beaucoup de ceux qui ont des couilles et peu de celles qui ont des ovaires. Donc, dans tout ça y a ceux qui causent beaucoup, y a ceux qui se taisent. Y a ceux qui se marrent, y a ceux qui font la gueule. Y a ceux qui s’entendent bien, y a ceux qui peuvent plus se sentir. Y a ceux qui aimeraient que ça se passe bien, y a ceux qu’en ont rien a foutre. Y a ceux qu’ont vingt-cinq ans, y a ceux qu’en ont soixante. Y a ceux qui sont pieux, y a ceux qui pissent sur dieu comme sur le diable. Y a ceux qu’ont été séparés de leur famille, y a ceux qu’en ont juste plus de famille. Y a ceux qu’ont leur papiers, y a ceux qui en cherchent. Y a ceux qui veulent bosser, y a ceux que ça fait chier.
Les bénévoles c’est l’inverse. Vont et viennent quand ça leur chante. Ont décidée d’être là, rentrent à la maison quand z’en ont marre. Y a beaucoup de porteuses de vagin pour très peu de porteurs de verge, alors j’y vais au féminin. Y a donc celles qui ont des cheveux blancs, pis y a celles qu’ont des baskets aux pieds. Y a celles qui pensent avoir raison, y a celles qui essaient de comprendre. Y a celles qui viennent raconter leur vie, y a celles qui viennent écouter qui en a besoin. Y a celles qui posent des questions embarrassantes, y a celles qui écoutent seulement qui prend l’initiative de se confier. Y a celles qui pensent donner mais qui demandent beaucoup, y a celles qui, conscientes d’avoir un intérêt à être bénévoles, font bien attention de ne pas prendre plus qu’elles ne donnent. Y a celles qui parlent de tout le monde, y a celles qui parlent à tout le monde. Y a celles qui décident pour tout le monde, y a celles qui font attention à ce que personne ne vire petit chef.
Vous voyez bien comment ça peut vite chauffer. Et ça chauffe. Entre bénévoles, entre non-bénévoles, entre bénévoles et non-bénévoles. Entre tout le monde et les responsables. Y a des sensations d’injustice. Y a ceux dont on fête le départ avec des petits fours et des gâteaux, y a ceux dont on fête le départ avec des chips et des crackers. Y a celles qu’on vire pour une cannette de bière retrouvée dans la chambre, y a celles qui restent après s’être faites gauler pour plus grave. Y a ceux qui reprochent à ceux qui reprochent certaines choses à certains de foutre une ambiance de merde, et y a celles qui s’entendent avec tout le monde sauf avec celles qui ne font pas en sorte de s’entendre avec tout le monde.
Saupoudrez le tout des troubles sociaux qu’on vit en ce moment, auxquels personne ne semble apporter de solution satisfaisante en même temps que chacun·e a sa bonne idée de qui est responsable, d’où ça nous conduit, et de comment régler l’affaire. Ajoutez un zeste d’attentats. Laissez mijoter. C’est prêt, pouvez servir.
Hein ? Ah oui, merde. J’ai complètement foiré mon filage de métaphore de la température qui augmente en passant à la recette de cuisine… Eh ben tant pis, z’avez qu’à faire mieux si vous êtes si malines·s.
« Y a ceux dont on fête le départ avec des petits fours et des gâteaux, y a ceux dont on fête le départ avec des chips et des crackers. »
Boudiou, l’infinie tristesse du pot de départ sans entrain !
Non, je ne parlerai pas de Ron Hubbard.
NOOOOOOOOOON
Mais en vrai…
Hein…
Tu m’en gardes un, dis ?
J’ai voulu en prendre un par curiosité mais J’avais pas de sac. J’ai pas osé me trimballer avec ça à la main dans tout Lyon. Mais il paraît que ça revient fréquemment, donc la prochaine fois j’en prends.