Un homme en imperméable noir s’avance parmi la foule alors qu’autour de lui tous et toutes reculent. Son pas est assuré, bien qu’il boite un peu. Personne n’est parfait. Une fine moustache souligne le contour de sa lèvre supérieure dont la forme est symétrique à celle d’un doublevé par rapport à un axe horizontal, ce qui est fort commun malgré la description quelque peu ampoulée. Il tient à la main un petit objet sphérique. Vraiment très petit. Non, plus petit que ça encore. Voilà, à peu près. De la taille d’une bille, donc, qui aurait rétréci sous la pluie, et non au lavage, car on ne met pas les billes à la machine. En vérité, l’objet est tellement minuscule que la femme vers laquelle il s’avance a l’impression qu’il joint simplement l’extrémité de son pousse à celle de son index, formant un cercle dans l’espace ainsi délimité par ses deux doigts, afin de lui jouer une mauvaise blague de collégien. Mais il n’en est rien. Arrivé à son niveau, l’homme passe à côté d’elle sans même sembler la considérer. Comprenant alors qu’elle n’est pas l’un des personnages principaux de cette histoire, elle se met à reculer comme le reste de la foule.
L’homme a maintenant parcouru bien des mètres en ligne droite et la foule n’a cessé de reculer, si bien que lui se retrouve seul à un bout de la rue dont les néons refoulent la nuit à renfort de photons fluo, et que les autres s’agglutinent à l’extrémité opposée de la chaussée. La masse des piétons étant mal répartie, la rue s’est mise à pencher. L’homme en imperméable noir doit se plier en deux pour gravir ce qu’il lui reste de chemin à parcourir. Il en est même contraint à poser ses mains sur la paroi de bitume afin d’adhérer mieux à la côte et ne pas glisser. Grace à son long imperméable, la foule est incapable d’apercevoir son derrière et de lui faire des commentaires désobligeants quant à sa taille, sa forme ou sa couleur. Grace à sa fine moustache, la pluie ne ruisselle pas jusqu’à l’intérieur de sa bouche, mais reste stockée dans le poil, ce qui n’est pas inutile si l’on se met à avoir soif et qu’on ne dispose pas d’un verre pour recueillir l’eau qui tombe. Ainsi, il continue à grimper, l’esprit tranquille.
Après d’éreintants efforts, l’homme en imperméable noir, à bout de souffle, parvient au sommet de la rue. Il se retourne alors et, toisant de son perchoir la foule en contrebas dont les membres, ne pouvant reculer plus, ont fini par s’imbriquer et former une ligne bien droite d’un trottoir à l’autre, il hurle de tout ses poumons : « ATTENTION !!! » Puis, délicatement, il pose à ses pieds l’objet qu’il n’avait pas lâché durant toute son ascension. Celui-ci se met à rouler en suivant la pente. Il roule, il roule, il roule, il roule, prenant de la vitesse à chaque seconde, une vitesse fantastique, inédite ! Tout en bas, la foule retient son souffle. « Ça arrive », disent certains, « tenez-vous prêts » intiment d’autres. Ainsi, tous et toutes se tiennent prêts et prêtes, chacun et chacune étant très bien au courant que ça arrive. L’homme en imperméable noir, n’entendant pour sa part rien de particulier, sans doute à cause de la distance, et le temps se faisant long d’être perché seul et si haut, finit par dévaler lui-même l’asphalte à toutes jambes et rejoindre la ligne humaine. « Alors ? » lance-t-il une fois à la portée des autres. « Alors, lui répond l’une d’entre eux, c’était trop petit, on l’a pas vu passer. »
jerry