#274 – Monsieur Victor Ardisson

Lorsque Ardisson s’est présenté à moi, il était vêtu d’une blouse blanche, d’une chemise fournie par la prison, d’un pantalon gris. Il était coiffé d’un chapeau gris enfoncé à la manière des maçons et chaussé de gros souliers de campagne.

C’est un homme petit, d’allure massive et paysanne, la tête inclinée à droite. Il sait qu’il est intéressant. En venant vers moi, dans la cour de la prison, il lisse hâtivement sa moustache. En entrant, il salue franchement et sourit. Il a les cheveux blonds, la moustache très blonde, le bas de la figure carré. Il a l’air niais, surtout dans son rire qui ressemble à un hoquet. Dans ma première visite, le Dr Doze, qui a bien voulu m’accompagner, entame la conversation en provençal. Ardisson répond en riant à toutes les questions qu’on lui pose. Il est content qu’on s’occupe de lui, se soumet sans difficulté à l’examen et me répond en français aussi bien qu’il le peut. Il répète qu’il se trouve très heureux en prison, l’écrit même sur ma demande et fume avec plaisir les cigarettes que nous lui offrons.

Il n’y pas un instant de doute à avoir. C’est bien un « minus habens » que j’ai devant moi. Et comme tous ceux qui l’ont jusqu’à présent interrogé, je suis obligé de sourire de cette stupéfiante absence de sens moral, de ce rire saccadé dont il accompagne jusqu’aux plus ignobles détails qu’il me révèle.

A l’inspection un peu détaillée, je remarque que les cheveux sont blond clair, assez fournis, à un seul tourbillon, normalement implantés et à bordure régulière. Le front est moyen, non fuyant, les sourcils épais. Les yeux sont peu fendus, à angle externe relevé, gris avec quelques rares reflets orangés. Le nez est droit, présente à sa racine une ride circonflexe assez rare en anthropologie pour être signalée. Les narines sont moyennes et peu mobiles. La lèvre supérieure est épaisse, proémine, la moustache et la barbe sont d’un blond un peu roux. Le menton est légèrement en retrait, ce qui constitue un certain degré de prognathisme supérieur. Les dents inférieures sont en retrait sur les supérieures de quelques millimètres. Les angles des mâchoires sont très saillants, les pommettes effacées, les zygomes peu accentués. Les oreilles sont moyennes, bien ourlées, sans tubercule de Darwin, à lobule adhérent.

Le crâne est en carène, sans inégalité autre qu’une proéminence de la bosse pariétale gauche. La bosse occipitale n’est point bombée, le crâne est au contraire petit en arrière. L’ensemble est nettement dolichocéphale.

En regardant attentivement la face, on aperçoit une asymétrie peu marquée à première vue mais certaine. A gauche, l’angle de la mandibule est plus saillant, la pommette plus forte, la paupière inférieure plus haute, ce qui fait paraître l’œil plus petit et son angle externe plus relevé que du côté droit. L’oreille gauche est implantée très légèrement plus haut que la droite.

Les plis et rides de la face sont symétriques et réguliers. Ils sont nombreux et égaux dans le rire et le siffler.

La langue est droite, très mobile, un peu tremblante.

Le cou est court, tout à fait normal.

Le buste est épais, le thorax bombé et non velu, mais n’est point en carène. L’épaule gauche est nettement plus haute que l’épaule droite. Il n’y a aucune déviation ni déformation de la colonne vertébrale. L’abdomen est gros.

Le membre supérieur est un peu grêle, mais bien conformé. La main ne présente aucune anomalie. Elle a les plis habituels. Le pouce n’est ni carré, ni en bille. Les ongles n’ont pas de striation. L’ongle de l’auriculaire, surtout à gauche, est très long. C’est par coquetterie. « Ça sert à faire tomber la cendre de la cigarette », me confesse Ardisson. Les bras et surtout les mains sont le siège d’un tremblement généralisé rappelant le tremblement sénile. Il augmente quand on attire l’attention sur lui, ou suivant les jours. Imperceptible parfois, il peut être tel qu’il empêche de tenir les objets. Il n’augmenterait point dans l’excitation sexuelle.

Les jambes sont normales, assez velues, pas très musclées. Les condyles fémoraux internes sont un peu saillants. Le pied n’offre de particulier que des orteils carrés, non déformés et presque égaux en longueur. Le tremblement est très accentué aux jambes, surtout quand le membre inférieur est étendu sans être soutenu. Il existe une véritable danse de la rotule.

J’ai fait ensuite l’examen détaillé des organes des sens.

Yeux. — Réflexe palpébral interne intact. Il y a quelquefois du battement des paupières.

Réflexe conjonctival normal.

Pupilles égales, réagissant très bien à la lumière et à l’accommodation.

Acuité visuelle normale. Ardisson prétend y voir presque aussi bien la nuit que le jour. Cette nyctalopie demanderait à être confirmée.

Le champ visuel est très rétréci, des deux yeux également. Grossièrement mesuré, il m’a donné 25 centimètres environ.

Oreilles. — Jamais d’écoulements, ni de maux d’oreilles. L’acuité auditive est très diminuée, la montre n’étant entendue qu’au contact de l’oreille et n’étant pas entendue au contact du crâne.

Appareil olfactif. — L’odorat est nul. Ardisson ne discerne même pas le poivre à l’odeur. On s’explique ainsi qu’il ait pu vivre à coté d’un cadavre en putréfaction sans répugnance.

Appareil gustatif. — Le goût est également aboli ; il ne permet pas la distinction du salé et du sucré. Ardisson a mangé de la viande pourrie et les choses les plus abjectes, comme le sperme, grâce à cette agustie totale. Il fume sans éprouver du tabac la moindre impression.

Toucher. — Le tact est imparfait, tant à la pulpe des doigts qu’aux lèvres et à l’extrémité de la langue. Il faut piquer fortement pour provoquer de la douleur.

La sensibilité générale est amoindrie d’une façon égale des deux côtés. L’hypoesthésie est surtout marquée au tronc. Il faut un écartement anormal du compas de Weber pour les pointes soient perçues.

Les organes génitaux sont d’apparence très normale, assez petits, bruns, velus. Le prépuce, assez long, recouvre le gland sans le dépasser. Les testicules sont fermes, très sensibles à la pression, le gauche un peu plus bas que le droit. Il n’y a pas de trace de maladie vénérienne.

Les érections ne sont point fréquentes. Il semble qu’en prison le détenu soit calme au point de vue génital. Le réflexe crémastérien existe, plus net à gauche.

La force musculaire est au-dessous de la moyenne. On sait que si Ardisson n’emporta que le cadavre d’une enfant de trois ans, c’est qu’il trouva les autres trop lourds. Les mains surtout ont peu de force pour serrer. Les bras résistent mal quand on cherche à les étendre et à les élever. Les jambes sont bien plus robustes. Ardisson est droitier.

Par le pincement, on provoque sur le biceps une onde musculaire très nette.

Les réflexes musculaires et tendineux sont nuls aux muscles temporaux et masséters ainsi qu’à la face antérieure du bras. La percussion du triceps au-dessus de l’olécrâne détermine une extension assez franche de l’avant-bras. La flexion brusque des doigts par percussion de l’avant-bras est peu accentuée. Le réflexe de Westphal est légèrement exagéré des deux cotés. Celui du tendon d’Achille n’existe pas.

Les réflexes peauciers au cou et à l’abdomen n’existent pas. Le réflexe crémastérien, ai-je dit, est marqué. Le chatouillement de la plante du pied provoque une sensation, mais très peu de mouvement. Au pied droit j’ai cependant, à plusieurs fois, vu cette manœuvre suivie de l’extension du gros orteil et d’un ou deux des orteils suivants.

Les réflexes muqueux ont montré une abolition complète de la sensibilité pharyngée.

Les réflexes circulatoires ne sont pas marqués. Ardisson est pâle et ne rougit point. Il n’y a ni dermographisme, ni troubles vaso-moteurs.

La circulation est du reste en général normale et les bruits du cœur n’offrent rien de particulier.

L’appareil respiratoire n’offre rien à signaler. L’auscultation est difficile.

L’appareil digestif présente comme particularité l’extraordinaire intensité de l’appétit. A la prison Ardisson mange trois gamelles et deux pains, c’est-a-dire le régime de trois détenus ; au régiment, sa voracité nous a été rapportée par le capitaine Lemoine. Le besoin de manger est le primum movens dans la vie d’Ardisson. Je ne reviens que pour mémoire sur la façon hétéroclite dont il se nourrissait.

Les digestions et les selles sont normales.

L’appareil urinaire ne présente rien d’intéressant.

Le système pileux examiné avec soin n’a donné lieu à aucune remarque particulière.

Les stigmates physiques de dégénérescence ont été cherchés infructueusement. J’ai décrit l’asymétrie faciale et le tremblement. La voûte palatine n’est point ogivale, les dents sont au complet, très saines, très régulières, très bien plantées. Les oreilles n’ont que l’adhérence du lobule.

Les stigmates psychiques de dégénérescence sont par contre légion.

La sensibilité est, nous l’avons vu, très amoindrie chez lui.

La volonté ne l’est pas moins. Les impulsions même n’ont pas plus de force que chez un sujet normal, mais c’est le frein qui manque tout à fait, le discernement de ce qui est bien et de ce qui es mal.

La mémoire, sans être complètement défectueuse, n’est pas brillante. Elle se fatigue vite.

Si Ardisson n’a ni cauchemars, ni hallucinations, il rêve à haute voix à ce que disent ses co-détenus.

Enfin, il a quelques absences sur lesquelles je n’ai pu avoir aucun détail.

En somme Ardisson est un débile mental inconscient des actes qu’il accomplit. Il a violé des cadavres parce que, fossoyeur, il lui était facile de se procurer des apparences de femme sous forme de cadavres auxquels il prêtait une sorte d’existence.


Description de Victor Ardisson par Alexis Épaulard, élève de l’ École du Service de santé militaire, dans sa thèse pour obtenir le grade de docteur en médecine : VAMPIRISME : Nécrophilie, Nécrosadisme, Nécrophagie, présentée à la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Lyon, et soutenue publiquement le 23 décembre 1901 (disponible sur Gallica).

Le chapitre dédié à Victor Ardisson se trouve pages 20 à 37.


J’ai posté cet extrait ici parce que :

  • Cette description d’une technicité folle m’a tellement emporté qu’en la lisant j’ai oublié les 30 pages d’horreur que je venais de me taper juste avant. J’aimerai franchement posséder ce sens de l’observation à la Sherlock Holmes, j’imagine que ça s’apprend mais j’ai sans doute passé l’âge.
  • Je me suis aussi dit que vous n’alliez pas voir venir la chute tout de suite et je me frottais les mains de vous imaginer presque en empathie avec ce pauvre bonhomme un peu bêta sous le regard froid d’un scientifique jusqu’à ce que vous compreniez que ce malheureux-là a réellement violé, entre autres, le cadavre d’une petite fille de trois ans.
  • Je sais que quand on fait une liste on ne met ni majuscules ni points, vous avez qu’à faire vos propres listes si vous êtes pas jouasses.

Sachez par ailleurs qu’en début d’ouvrage l’auteur dédie sa thèse à ses parents. Ils devaient être contents. Je me demande s’ils l’ont lue. Et si oui, si la fierté l’a emporté sur l’envie de gerber.

3 réflexions sur « #274 – Monsieur Victor Ardisson »

  1. Alors, ouais, d’une part j’ai d’abord lu en me disant « mais où est-il allé chercher tous ces termes ? 😀 »

    Puis j’ai lu la source. Je suis du genre « fils du siècle blasé » et pas facile à émouvoir avec des saloperies, mais y’a qd même un passage qui m’a imprimé le cerveau de manière indélébile. Rapport avec un bébé, mais je n’en dirai pas plus ici.

    Je retiendrai par contre avec tendresse le : « C’est dommage de laisser perdre ça. »

    1. Je sais EXACTEMENT à quel passage tu fais allusion. Je t’avoue que moi non plus l’image ne m’a pas lâché de quelques jours.

      Si tu ne l’as pas déjà lue, et que tu n’as pas encore eu ta dose de voyeurisme morbide, un peu plus loin il y a l’histoire du Sergent Bertrand, célébrissime déterreur de cadavres s’il en est. (pp. 43–62)

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