Pourquoi n’en a t-il pas voulu ? Je les avais pourtant bien préparées, bien comptées. Vingt pièces de 5 cents. Pas une de plus pas une de moins. Un euro pile. J’étais tellement heureux pour lui, car je sais ce que c’est que d’être derrière la caisse d’un commerce. Ces petits compartiments pour pièces, vides, qui vous regardent d’un air moqueur. Cette angoisse de ne pas savoir rendre la monnaie juste…
Autrefois, si l’on manquait de pièces de 5 cents, ce n’était pas grave, on faisait avec des pièces de 1 cent ou de 2 cents, mais ces dernières ne sont plus utilisées. D’ailleurs, en conséquence, les caisses arrondissent maintenant tous les prix aux cinq cents supérieurs ou inférieurs. Conclusion : sans pièces de 5 cents, on est marron.
Alors voilà, j’avais tout préparé. Heureux de me débarrasser de mes vingt pièces, j’en avais même prévue une vingt-et-unième, au cas où le total de mes achats comportait un zéro virgule cinq à la fin. Heureux pour lui également, j’étais, puisque j’allais le tirer d’un bien mauvais pas.
Mais voilà, quand je lui ai demandé : « tu veux un euro en pièces de 5 cents ? », mon épicier du coin de la rue m’a répondu : « euh… » dans une grimace que je n’oublierai jamais. J’étais abasourdi. Je ne savais plus quoi dire, que faire. Trahi.
J’aurais pu me venger directement. Jouer sur le psychologique, par exemple, pour lui infliger une blessure qui ne laisse pas de trace. Lui demander alors, ta mère, ton petit frère, tes amis, comment vont-ils à Kaboul ? Est-ce qu’ils s’amusent bien en ce moment ? Ou remuer encore ça t’a fait quoi de partir en vacances pour la première fois depuis quinze ans en Afghanistan revoir tes proches, et de savoir qu’une semaine après ton retour en Belgique, les talibans entraient dans la ville ? Tu n’as pas eu le sentiment de les abandonner une seconde fois ?
Et toc. Là, il aurait moins fait le fier, l’épicier ! Alors, on n’accepte pas mes pièces rouges ? On me met dans l’embarras alors que je viens donner le coup de main ? Vlan ! Maintenant tu sais à qui tu te frottes mon salaud. La prochaine fois, tu prendras même les francs qu’il reste au fond de ma trousse, hein ?
J’aurais pu, me venger, mais je n’en ai rien fait. Je me suis contenté de lui répondre, sur un air tout à fait cordial : « oh, c’est pas grave si t’en as pas besoin, je les échangerai au travail. Je vais te prendre un pack d’eau aussi s’il te plaît. » Ce qui sembla le rassurer un peu. Au moment où j’allais sortir, il m’a tout de même dit, un peu gêné : « si tu veux, je peux échanger quand même un euro », et il a ouvert sa caisse.
Le petit compartiment à pièces de 5 cents était plein, vraiment plein, une de plus et ça débordait, plus possible alors de refermer la caisse. De toute façon c’était trop tard. Je lui ai répondu avec un sourire même pas forcé : « non vraiment ne t’en fais pas, c’est bon. Passe une bonne journée, à bientôt ! » en le regardant dans les yeux pour bien qu’il sache que tout ça était déjà presque oublié.
C’est à ce moment que je me suis rendu compte qu’il avait l’air un peu triste. Un peu ailleurs. Honnêtement, je me demande bien pourquoi. Quand on a des pièces de 5 cents à ne plus savoir qu’en faire, on n’a vraiment aucune raison de ne pas avoir le sourire.