On s’anonymise, on s’anonymise, et l’humanité s’y perd. Des noms sans histoires, des histoires sans noms, c’est ce qu’internet a fait de nous. Alors voilà, aujourd’hui, je vous dis tout. Des révélations que beaucoup attendaient. Je vais enfin dévoiler ma véritable identité. Bas les masques et fini les pseudos.
Je m’appelle Enrico et je suis né en 1789 dans le port de Whangaroa, en Nouvelle-Zélande. Fils d’une pêcheuse naturellement recouverte de laine des pieds à la tête et d’un berger aux pieds palmés et muni de branchies, je naquis fort laid. Aussi, mes parents ne prirent pas le temps de me baptiser et me rejetèrent à l’eau aussitôt sorti de la matrice de ma mère. Ils auraient très bien pu me rejeter aux pâturages sans que je m’en porte plus mal car —et ça beaucoup l’ignorent— je suis amphibie, mais il aurait alors fallu que je sorte plutôt de la patrice de mon père quand lui était au travail. Or, c’était ma mère qui travaillait à ce moment-là, mon père vivant de l’argent que l’assurance lui versait pour compenser la perte de ses bêtes qu’il allait dévorer chaque soir à la nuit tombée quand personne ne regardait afin de survivre, car l’assurance ne lui versait pas assez de sous pour qu’il puisse se nourrir décemment.
Très tôt, j’ai donc dû apprendre à distinguer les poissons des mammifères marins, ce qui me permit, outre le fait de briller auprès de mes camarades de classe lorsque je réussis à me faire scolariser malgré ma forte odeur d’iode, de naviguer à dos de baleines à bosse —qui sont un peu les dromadaires des océans— et non à dos d’espadons —qui sont en quelque sorte les Cyrano de Bergerac des mers, ils ne parlent qu’en alexandrin, c’est très agaçant—. C’est ainsi qu’en 1848 je fus repêché par un baleinier japonais, non loin des côtes angolaises. Le monde est petit. Un colon Français qui passait par là, me prenant pour un raisin sec tant ma peau était fripée d’être resté des années sous l’eau, décida de me ramener à la métropole pour me vendre au marché des Arceaux, à Montpellier, sur son stand de fruits secs et à coque qu’il tenait tous les mardis et samedis matins. Ne sachant trop quel argument lui opposer, tant il était vrai que je ressemblait à un raisin sec, ou tout au mieux à une datte, j’acceptais sans faire de manière de m’y laisser vendre.
Ce colon, qui ne s’appelait pas Christophe, me vendit donc à un certain Francisque, Collomb de son nom. Ce dernier, las d’attendre sa propre naissance en 1910 et son élection comme maire de Lyon en 1976, avait décidé de passer ses vacances dans le sud. Aussitôt m’avait-il acheté qu’il me glissa dans sa poche, pensant me réserver pour le dessert du pique-nique qu’il comptait bien se taper sur le sable après une bonne baignade dans les eaux de Palavas, mais, hélas, il m’oublia là durant d’interminables années. Ce n’est que très récemment, bien après sa mort, lorsqu’un autre Collomb, Gérard, lui, passa l’habit officiel de maire et mit les mains dans ses poches alors qu’il s’ennuyait à l’inauguration d’une quelconque salle des fêtes, que je fus retrouvé. « Qu’est-ce que c’est que cette dégueulasserie ? l’entendis-je vociférer, le maire, allez, jetez-moi ça dans le 7ème, c’est tout ce que ça mérite. » Deux grands gardes du corps se saisirent alors de moi et me balancèrent par dessus le pont de la Guillotière. Heureusement, je suis amphibie, je vous l’ai dit, et je pus donc facilement me hisser sur les berges, aidé par quelques étudiants qui y buvaient des bières un samedi soir. Et me voici, aujourd’hui, à vous raconter ma vie depuis mon petit studio au bord du Rhône.
Je sais, on est rentré dans le très intime, mais c’était le jeu. Maintenant vous me connaissez un peu mieux, vous saisissez sans doute également un peu mieux mes coups de gueule et mes passions en sachant par quoi j’en suis passé. J’espère que tout cela aura permis de créer un lien d’humain·e à humain, de lectrice-lecteur à écrivouilleur, entre vous et moi. Car c’est de ça, au fond, qu’on a le plus besoin : s’ouvrir les uns·es aux autres en toute honnêteté.