LE FANTASTIQUE JAPONAIS (1)
I
les génies de la maison
Un trait aimable, qui ne se rencontre guère ailleurs, aussi marqué que chez le peuple japonais et jusque dans les plus basses classes, est son amour extrême pour la propreté — bien différent en cela des Chinois, voisins exécrés, qui vivent volontiers dans l’ordure. On sait la prédilection toute particulière, que ces derniers affichent pour l’engrais humain et les résultats remarquables qu’ils obtiennent, grâce à l’emploi copieux et raisonné de cette matière appliquée à des terres que n’ont pas encore épuisé des siècles de culture.
Habitants de Saint-Germain qui jetez les hauts cris quand on parle de prendre un coin de votre forêt pour faire l’essai de ces procédés chers au Céleste-Empire, et qui vouez aux dieux infernaux le Conseil municipal de Paris, auteur du projet, n’allez pas en Chine.
Allez plutôt au Japon. C’est en vous bouchant les oreilles que vous écouterez sa musique et sans doute, vous fermerez la bouche devant sa cuisine, mais certainement c’est un pays où vous ne regretterez pas d’avoir mis le nez. Celui des Japonais est peut-être moins sensible que le nôtre ; toutefois ils sentent bien, ces artistes si heureusement doués sous le rapport de la vision et du tact, qu’une odeur trop violente, bonne ou mauvaise, troublerait l’équilibre harmonieux qu’ils ont su créer autour d’eux — et c’est pourquoi il y a bien peu de mauvaises odeurs au Japon.
Celles qui existent, sont dues le plus souvent à la mauvaise disposition des fosses d’aisance. Sans entrer dans le détail de leur construction, il suffit de savoir que la clôture n’en est pas suffisamment hermétique et qu’elles se trouvent généralement trop rapprochées de l’habitation.
Cet état de chose particulier a donné naissance à un mauvais esprit : Kado (fig. VI), qu’on dit venir de la Chine. C’est bien le cadeau qu’on pouvait attendre d’elle.
C’est le dieu Stercutius que les Grecs ont représenté sous la forme d’un serpent replié sur lui-même. Kado, lui, est un être à longues oreilles, griffu, au souffle empesté et dont le haut du corps, seul visible, se balance, rattaché au sol par une sorte de trait-d’union ondulatoire et gazeux…..
C’est aspect formidable et peu ragoûtant ferait croire qu’il n’y a qu’à s’incliner devant lui. Il n’en est rien. Une formule d’exorcisme suffit pour le rendre inoffensif pendant toute une année :
« Kambari mondo hototoguis »
pourvu qu’elle soit prononcée sur les lieux le soir du dernier jour du dernier mois. Désormais rien à craindre de Kado, sa rage est impuissante, son souffle purifié — et c’est de ses lèvres que s’envolera l’hototoguis, l’oiseau aimé du proscrit et du voyageur, qui revient au printemps comme l’hirondelle de nos romances, et dont le cri se traduit par ces mots : « Rentrez au foyer » de même qu’en français on entend la caille dire : « Paye tes dettes. »
A époque fixe, tous les ans, la maison japonaise est soumise à un nettoyage général, ainsi que tout ce qu’elle contient. Tous les jours ses habitants se livrent à d’abondantes ablutions ; l’heure du bain est réglée comme celle des repas, et il faut que le logis soit bien pauvre pour que ne s’y trouve pas dans quelque coin la massive baignoire en bois, munie de son fourneau. L’eau atteint dans cet appareil un degré de température assez élevé pour faire reculer tout autre qu’un Japonais. On sort de là à moitié cuit, rouge comme un homard.
Il existe en outre des bains publics, où l’on est reçu sans distinction de sexe — un peu comme sur nos plages — et sans voiles.
Le peu de souci de la pudeur qu’ont les gens dans cet heureux pays, leur épargne bien du vague à l’âme… et procure à l’artiste de vives jouissances esthétiques.
Quel spectacle admirable que celui de ces nudités se livrant au regard sans aucun embarras et sans penser à mal.
Le jour va finir, le soleil rougit la cime des cryptomérias gigantesques, une légère brise venue de la mer se joue dans le feuillage délicat des bambous dont la tige frêle reste droite, et les lotus roses, fleurs idéales et sacrées, largement épanouies, mettent leur éblouissement sur les eaux vertes d’un étang, où se reflète la suprême clarté du ciel.
Là, une famille de paysans a établi sa salle de Bain, avec tous ses accessoires, sous l’avancée du toit de chaume trapu, frangé d’iris, qui abrite la maison. La tâche journalière est achevée.
L’homme le bras relevé, d’un beau geste, s’essuie le dos ; la femme accroupie, tord des linges mouillés ; deux marmots barbottent, assis l’un en face de l’autre dans un baquet, avec de l’eau jusqu’au menton ; une fillette debout sur ses hauts sabots de bois, est comme enveloppée d’un grand parasol de papier rouge, largement ouvert qui lui sert de fond et donne à sa chair un ton mat d’une douceur exquise.
Ces figures nues forment dans la verdure, un groupe magnifique.
C’est plus qu’il n’en faut pour ravir l’œil chaste de l’artiste, et nous contemplons cet émouvant paysage, sans songer au costume ridicule que nous portons, qui le déshonore.
Ces pauvres gens sont propres, ils sont Japonais, et ce n’est pas chez eux que le nommé Anakanamé (fig. VII) trouvera rien à lécher.
Ce bizarre personnage a pour fonction de nettoyer les baignoires qui ne sont pas assez soigneusement entretenues, avec sa langue dure qui arrive bien vite à attaquer le bois. Son nom, traduit littéralement, veut dire : lécheur de crasse. Le pauvre ! il ne lui est accordé par la légende qu’un doigt à longue griffe, aux pieds et aux mains.
Tenjo-Hamé (fig. VIII), autre lécheur. C’est lui que vous voyez apparaître dans une sorte de clarté livide, l’hiver pendant les longues nuits froides qui font le sommeil mauvais. Les mains et les pieds de ce monstre sont faits de papier découpé par petites bandes frisées, ainsi que le costume sommaire qu’il arbore. Il doit à sa grande taille d’affectionner le séjour des chambres hautes, et c’est sur les poutres du plafond qu’il promène, avec un bruit singulier sa langue énorme. Drôle d’habit, étranges manières !
Non moins étranges sont celles du facétieux Tinjokoudari (fig. IX), qui profite des moindres crevasses des plafonds, produites par les agissements du camarade précédent, pour pénétrer dans les intérieurs, à grand fracas.
Les bras tordus, les yeux convulsés, la langue pendante, une épaisse et lourde crinière encadre son visage grimaçant. Il ne fait que paraître et disparaître sans laisser de traces, et semble n’avoir d’autre but que d’effrayer les gens ; à moins qu’il n’ait celui de les induire en dépense, en incitant les locataires à demander des réparations à leurs propriétaires.
Nous savons cependant quelque chose de plus sur son compte. On le dit proche parent du démon Ibarakidozi qui eut le bras tranché d’un furieux coup de sabre dans un combat qu’il soutint jadis contre un fameux guerrier.
Il s’était présenté sous les traits de la belle-mère de son adversaire, on ne sait à quel propos. Son stratagème éventé, toutes les issues étant fermées, il réussit pourtant à s’enfuir par le plafond, et c’est le chemin que prend, à l’exemple de son ancêtre, le facétieux Tinjokoudari.
Un mot seulement sur Amikiri (fig. X) gros serpent squameux, à tête d’oiseau, avec un bec crochu et deux fortes pinces au bout des bras.
Serviteur des moustiques, son rôle dans la vie se borne à pratiquer la nuit des ouvertures dans la gaze des moustiquaires, pour livrer passage à ces ennemis du repos des hommes.
(A suivre)
Félix Régamey.
NOTES ET COMMENTAIRES
- Kado : Kanbari nyūdō (加牟波理入道). Kado n’est sans doute que la contraction de Kanbari nyūdō, la langue japonaise raffolant des mots-valises.
- Hototoguis : Hototogisu (ホトトギス), Petit Coucou en français ou Cuculus poliocephalus de son nom scientifique.
- « Kambari mondo hototoguis » : Ganbari/Kanbari nyūdō hototogisu (がんばりにゅうどうホトトギス)
- Stercutius : (Sterquilinus, Stercutus, Sterculius) dieu romain des excréments, du fumier et des toilettes.
- Anakanamé : Akaname (垢嘗)
- Tenjo-Hamé : Tenjōname (天井嘗)
Tinjokoudari : Tenjōkudari (天井下り ou 天井下)
- Ibarakidozi : Ibaraki-dōji (茨木童子 ou 茨城童子)
- Amikiri : (網切 ou 網剪)
Pour voir l’intégralité du contenu lié au Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des Traditions Populaires, consultez le dossier (Régamey file / 一件書類).