Je vous l’ai dit, il y a trois jours j’ai acheté des livres en bonne quantité. Dans le tas, Trésor de la poésie populaire française de Claude Roy (Guilde du Livre, Lausanne, 1954). Je ne vous mens pas, dans les cinq premières chansons que j’y ai piochées au hasard, il y avait ces trois-là. À vous d’en trouver les points communs entre elles, ainsi qu’entre celles-ci et Colin prend sa hotte.
La fille des sables
Dans la ville des sables,
Y a-t-un’ fille à marier.
Sur le bord de la mer
Elle est là qui écoute
Le marinier chanter.
— Apprends-moi z’à chanter !
— Entrez, bell’ dans ma barque
Et je vous l’apprendrai.
Quand la bell’ fut entrée,
Au large il a poussé.
De frayeur, de tristesse,
La bell’ se mit à pleurer.
— Oh ! qu’avez-vous, la belle,
Qu’avez-vous à pleurer ?
— J’entends, j’entends mon père,
M’appeler pour souper.
— Ne pleurez pas, la belle,
Avec moi vous soup’rez.
— J’entends, j’entends ma mère
M’appeler pour coucher.
— Ne pleurez pas, la belle,
Avec moi vous couch’rez.
L’ont bien fait cent lieu’s d’aive,
Sans rire et sans parler.
Au bout des cents lieu’s d’aive,
La bell’ s’mit à parler.
— Ah! c’est-i’ pas Versailles
Ou Paris que je voës ?
— C’est le château d’ mon père,
Ma bell’, que vous voyez.
Nous y couch’rons ensemble
Le soir après souper.
Quand ell’ fut dans la chambre,
Son lacet a noué.
—Mon épé’ sur la table,
Bell’, pourra le couper.
La belle a pris l’épée,
Dans l’ cœur se l’est plongée.
Maudite soit l’épée,
Celui qui l’a forgée !
Sans la maudite épée
Je serais marié
Avec la plus bell’ fille
Qu’y’ i’ ait à l’évêché.
Elle était aussi droite
Que le jonc dans le pré.
L’était aussi vermeille
Que la ros’ du rosier.
Si j’avais une amie
Si j’avais une amie,
Qu’elle m’aime bien !
De baisers et de fleurs
Je la couvrirai !
Si j’avais une amie,
Qu’elle m’aime bien !
La nuit et le jour
Avec elle dormirais !
Si j’avais une amie,
Qui ne m’aime pas !
La jetterais dans l’eau
Et la ferais noyer !
Si j’avais une amie,
Qui ne m’aime pas !
La couvrirais de paille
Et la ferais brûler !
La belle qui fait la morte
Dessous le rosier blanc
La belle s’y promène
Blanche comme la neige
Belle comme le jour ;
Ce sont trois capitaines,
Tous trois lui font l’amour.
Le plus jeune des trois
La prit par sa main blanche.
— Montez-y, montez, la belle,
Dessus mon cheval gris,
A Paris je vous mène
Dedans un grand logis.
Arrivés à Paris,
L’hôtesse lui demande :
— Et’ vous ici par force
Ou bien par vos plaisirs ?
— Ce sont trois capitaines
Qui m’ont conduite ici.
Vint l’heure du souper,
La belle mangeait guère.
— Soupez, soupez, la belle,
Prenez votre plaisir,
Avec trois capitaines
Vous passerez la nuit.
Au milieu du souper
La belle tomba morte.
— Sonnez, sonnez, trompettes,
Tambours, battez aux champs !
Puisque ma mie est morte
J’en ai le cœur dolent.
— Où l’enterrerons-nous,
Cette aimable princesse ?
Au jardin de son père,
Dessous la fleur de lis ;
Nous prierons Dieu pour elle,
Qu’elle aille en paradis.
Tout au bout de trois jours
Son père s’y promène.
— Venez, venez, mon père,
Venez me déterrer.
Trois jours j’ai fait la morte
Pour mon honneur garder.
Franchement sympathique n’est-ce pas ? Toutes ces chansons, populaires, sont chantées par les campagnes françaises depuis des siècles pour certaines. Sans doute bientôt oubliées totalement, sauf par une poignée d’amateurs de ces restes folkloriques et de professionnels de la musique ancienne. Je trouvais donc intéressant qu’elles soient présentes sur internet, quelque part, afin qu’on se souvienne que les emmerdements et violences que subissent les femmes de la part des hommes sont une constante à travers l’histoire.
Si vous pensez qu’on exagère quand on déplore la manière donc certains mecs se comportent avec les femmes, leur forcent la main comme de gros lourdauds pour les plus naïfs, comme de vrais gros cons dangereux pour les plus mauvais, revoyez votre copie en prenant en compte l’accumulation des preuves au cours des siècles. Ces chansons se sont longtemps transmises par le chant, car elles font écho au vécu de beaucoup de femmes.
La preuve qu’elles se sont transmises par le chant et non par les érudits, c’est qu’on en trouve des dizaines de variations dans différentes régions. Je vous invite à lire cet article de Camille Frouin sur lequel je suis tombé en cherchant l’origine de La belle qui fait la morte (spoiler : j’ai pas trouvé). Il y a dans l’article plusieurs variations de cette dernière, ainsi qu’une intéressante réflexion sur le sujet dont nous venons de parler. Tout cela est en plus bien sourcé car, contrairement à moi, Camille Frouin ne bâcle pas ses articles. Attention, je ne critique pas, je constate. Il faut bien des gens rigoureux dans ce monde pour ceux qui aiment ça. Et puis tout le monde n’a pas ma capacité à faire mal les choses et c’est bien normal, j’ai beaucoup travaillé pour en arriver où j’en suis.
Bon. Ne nous quittons pas sur ces tristes chansonnettes, en voilà donc une dernière, issue du même ouvrage de Claude Roy, qui va vous remonter le moral :
Combien de fois devrais-je vous le répéter ? Je suis un être d’inconséquence. Ce n’est pas parce que je vous ai dit hier que nous aborderions un nouveau sujet que je m’y tiens aujourd’hui.
Hier, donc, dès la publication de l’article, je reprenais mes recherches sur ce fameux air, et fouillais du côté de la plus vieille source citée sur divers sites. Laquelle est-elle ? Colin prend sa hotte. L’article dit que l’air de cette chanson-là ressemble étrangement à l’air qui nous intéresse, et qu’il fut publié en 1719 par Christophe Ballard.
Pour ma part, je l’ai trouvé dans un livre publié par Christophe Ballard, en effet, mais en 1704 : Brunetes ou petits airs tendres, avec les doubles, et la basse-continue, meslées de chansons a danser. Recüeillies & mises en ordre par Christophe Ballard, seul Imprimeur de Musique, & Noteur de la Chapelle du Roy. Tome second.
Il m’est impossible de résister à écrire ces titres en entiers, c’est comme ça. Vous pouvez retrouver ce livre numérisé sur le site de la bnf ici.
Mais qu’est-ce qui m’a poussé à revenir sur ma parole et vouloir vous le partager aujourd’hui ? D’une le fait qu’il s’agisse encore d’un gougeât qui interagit avec une femme, thème qui à l’air de coller de près à cet air, et de deux le fait que je ne savais absolument pas quoi vous raconter aujourd’hui.
Voilà donc à quoi ressemble cet air de Colin prend sa hotte :
et ce que ça donne une fois joué :
Mais, évidemment, ce sont les paroles qui m’ont intriguées, car on peut y voir un Colin se croyant tout permis, et une Godon ne se laissant pas faire, qui nous rappelle que même avant 1700 le consentement n’était pas une notion purement décorative.
Colin prend ſa hotte,
Et ſon hoqueton :
S’en eſt allé voir
La belle Godon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
S’en eſt allé voir
La belle Godon,
La trouva dormant,
Auprés d’un buiſſon
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
La trouva dormant,
Auprés d’un buiſſon
Il s’approche d’elle
Luy prit le menton,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
Il s’approche d’elle
Luy prit le menton,
La Fille s’éveille,
L’appella Fripon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
La Fille s’éveille,
L’appella Fripon,
J’iray en Juſtice,
J’en auray raiſon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
J’iray en juſtice,
J’en auray raiſon,
Pardonnez la Belle,
A ma paſſion,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
Pardonnez la Belle,
A ma paſſion,
La faute en eſt faite,
N’y a point de pardon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
Voilà. C’est pas joli joli.
Vous vous demandez sans doute ce que peut bien vouloir dire « haut le pied, fillette, ma mère vend du son ». Moi aussi. D’après mes recherches, le sens le plus probable en est : « Godon, dépêchons nous de baiser, ma mère est partie au travail ». Mais mère au travail ou pas, il me semble être clair que Godon n’est pas super chaude. Et non, c’est non.
Quant à l’air et à la structure, c’est vrai qu’il y a quelque chose de Kradoutja. Cela dit, c’est tout de même une mélodie très basique, je ne mettrais donc pas ma main à couper que les deux airs soient reliés.
Police d’écriture utilisée pour la reproduction du texte ancien : IM FELL DW Pica. The Fell Types are digitally reproduced by Igino Marini. www.iginomarini.com
Dans la cour de l’école primaire, mes camarades chantaient une drôle de chanson. Une drôle de chanson fort raciste. C’était le début des années 90, nous étions dans le sud de la France, quasiment les pieds dans l’eau de la Méditerranée, et voilà ce que disaient les paroles :
Je m’appelle Moustapha, et j’habite au sahara,
Je joue du tam-tam sur le cul de ma bonne femme,
Elle me dit : « salaud », alors je sors mon grand couteau,
Elle me dit : « assassin », je lui coupe les deux seins.
Délicieux n’est-ce pas ? On a tous envie de voir son enfant de six ans rentrer à la maison cette gerbante chanson aux lèvres. Mais c’était comme ça, les cours d’école, à mon époque.
Et sur quel air chantaient-ils ça les enfants ? C’est plus compliqué. Disons qu’en France, on dira le plus souvent qu’il s’agit de l’air de « Travadja la moukère », qualifiée de chanson de pieds-noirs, ou de chanson des soldats français en Algérie. Connue, selon les sources, depuis au moins 1910 ou 1940. Belle fourchette. On verra un peu plus loin que cet air est en réalité bien plus ancien.
Voici un court extrait de l’interprétation qu’en fait Mohammed ben Abd-el-Kader :
Comment en est-on arrivé là ? C’est la question que je me suis posé depuis l’enfance, sans jamais vraiment faire de recherche à ce sujet. Depuis, précisément, que mes parents m’ont offert la cassette vidéo de L’Étrange Noël de monsieur Jack de Tim Burton, qui s’ouvrait sur le court métrage Vincent, du même réalisateur.
Quelle était la bande originale de ce court métrage ?
Comment. Comment ? COMMENT ??
C’était impossible à comprendre pour mon cerveau d’enfant. Tim Burton avait-il été élève dans mon école ? Chantait-il « Moustapha » sans comprendre la portée des paroles même si ses parents faisaient les gros yeux ? Un vrai mystère.
Bon, clarifions. Il semblerait qu’il s’agisse en réalité d’un air traditionnel Algérien nommé Kradoutja, connu en France depuis le XVIIe siècle. Enfin, c’est ce qu’on dit. Personne n’a retrouvé de partitions en attestant. On trouve par contre des partitions d’airs similaires depuis le XIXe siècle (voire XVIIIe).
Mais comment cet air s’est il retrouvé dans un film de Tim Burton ? Il semblerait qu’il ait été popularisé aux États-Unis par la chanson The Streets of Cairo de James Thornton, publiée en 1895. Depuis, dans l’inconscient collectif américain, cet air est lié à la danse du ventre et aux charmeurs de serpents.
Et les charmeurs de serpents, comment charment-ils les serpents ? En leur jouant de la flute. Et que fait le petit Vincent au début de Vincent ? Il joue de la flûte.
Voilà. Maintenant je sais, et vous savez aussi.
Bon, j’ai rédigé cet article en une heure. Et je me suis bien rendu compte en commençant à me documenter qu’il s’agissait là d’un très gros morceau d’archéologie musicale et folklorique. Je m’engage donc à préparer un petit dossier bien roboratif au sujet de cet air, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Laissez-moi du temps.
Je tiens tout de même à vous dire que selon Ethan Hein, aux États-Unis aussi, les enfants, et les adultes, mettent des paroles sur cet air, et voilà ce que cela peut donner :
Mais ce n’est pas tout ! Wikipédia nous dit : « Alternate titles for children’s songs using this melody include « The Girls in France » and « The Southern Part of France » » ou encore « They Don’t Wear Pants in the Southern Part of France. »
Et voici deux versions des paroles de ces chansons, toujours données sur wikipédia :
There’s a place in France
Where the ladies wear no pants
But the men don’t care
’cause they don’t wear underwear.
ou
There’s a place in France
Where the naked ladies dance
There’s a hole in the wall
Where the boys can see it all
Cavanna disait quelque chose du genre les Français sont pour les Américains ce que les Italiens sont pour les Français, et ce que les Arabes sont pour les Italiens. C’était pas la phrase exacte, c’était peut-être même pas ça du tout. Mais ça illustre bien ce retournement de situation. On remarquera que, dans tous les cas, de Moustapha aux Martiennes, c’est la femme qui est nue, qu’on reluque, qui est l’objet de fascination ou sur laquelle on tape. Pas bravo.
Allez, un petit dossier sur cet air de musique qui traverse les époques dès que j’en ai le temps, et demain un article certainement sans aucun lien.
Soghen, mauvais prêtre, a scandalisé les fidèles par sa conduite dévergondée et déconsidéré l’église. Il a été bien sévèrement puni, car voici sa tête convulsée, soufflant, sifflant, grinçant des dents, qui passe emportée dans un tourbillon de flammes ; elle va, se heurtant à tous les obstacles que rencontre en chemin son vol capricieux, ainsi que celui des chauves-souris crépusculaires zigzagant dans l’espace. C’est à Kiotto, aux alentours du temple de Onganzi, qui fut le théâtre de ses exploits passés, que s’accomplit la pénitence de ce Juif-Errant des airs (Fig. 22).
Wa Nioudo, est le nom qu’on donne à cette machine phénoménale qui doit son origine à l’avarice extrême d’un bonze médiocre, dont le châtiment rappelle celui du précédent.
Depuis sa mort, sa tête monstrueuse, séparée du tronc, s’en va, roulant éperdue dans la nuit ; elle est devenue le moyeu d’une lourde roue enflammée qui court les rues de Kiotto, jetant l’effroi sur son passage, et c’est une fâcheuse rencontre que de se trouver nez à nez avec ce véhicule effréné ; plus fâcheuse encore s’il vient heurter à votre seuil ; le moyen d’éviter qui pousse plus avant existe cependant ; il ne s’arrêtera pas chez vous, si vous avez eu soin d’écrire ce simple mot : « Komotokoroshoponosato » ! (Fig. 23)
Les Japonais disent : « Frappez du doigt à petits coups sur le crâne d’un bonze, le son sera le même que si vous frappiez sur une calebasse vide. » Ce proverbe ne témoigne pas d’un respect bien profond pour le sacerdoce ; c’est qu’aussi à côté d’individualités douées de rares vertus et d’un haut mérite, les faibles d’esprit, ratatinés par l’abus des patenôtres accompagnées de roulement de gros tambour qui durent des journées entières et du couchant à l’aurore, ne sont pas rares, et nous venons de voir que ces religieux n’ont pas plus qu’ailleurs le monopole exclusif de la vertu.
Ce ne sont cependant pas ces brebis galeuses qui pourront ébranler sérieusement cette foi aimable, naïve et aussi gouailleuse, qui fait, au Japon, si bon ménage avec l’esprit d’obéissance et de discipline, et chacun n’en remplit pas moins très exactement — sans trop d’emportement toutefois — les prescriptions du culte.
Il est d’usage de célébrer au temple un service pour les morts de qualité : c’est la nuit pendant la veillée funèbre qu’apparaît l’oiseau noir aux yeux luisants qui vomit du feu par le bec, avec un grand bruit d’ailes (Fig. 24).
Omoraki, oiseau funeste, que t’a fait ce cadavre dont tu viens troubler le repos ? Cette question, que nous n’avons pas eu d’ailleurs, l’occasion de lui poser directement, est restée sans réponse. Nous n’avons donc d’autre ressource que de nous perdre en conjectures.
L’histoire naturelle a été, dans tous les temps et dans tous les pays, une source inépuisable de récits fabuleux, de cocasseries fantasques ; les bons auteurs japonais ne sont pas restés en arrière sur ce chapitre, comme bien on pense. Non contents d’inventer de toutes pièces toutes sortes de bêtes apocalyptiques telles que le kilin, le dragon, etc., ils ont prêté à certains animaux existant réellement des traits et des mœurs que Buffon n’a jamais entrevus.
C’est ainsi que, d’après eux, le tapir peut procurer des rêves heureux, à la condition de broder son image sur les oreillers ! Qu’un corbeau noir habite le soleil et qu’un lapin blanc est visible dans la lune où il pile sans relâche du riz dans un mortier.
Voici maintenant pour le tigre : Cet animal qui a la taille d’un bœuf, dort le jour dans les cavernes, ne sort que la nuit en quête d’une proie, et alors un jet de lumière s’échappe d’un de ses yeux, éclairant la campagne qu’il fouille avec l’autre !
Ce qu’on raconte du chat n’est pas moins surprenant. Ce n’est pas à cause du fameux ver dont il est parfois question dans nos loges de concierge, que les Japonais coupent inexorablement le bout de la queue de leurs chats — c’est pour qu’ils ne deviennent pas trop vieux.
Le chat doit l’immortalité à sa queue intacte, disent-ils. Ne chicanons pas là dessus, mais en quoi l’immortalité des chats peut-elle bien les gêner ? et est-il bien sûr ensuite que le moyen employé pour les y soustraire soit bien efficace ?
Le chat, après qu’il a vécu des siècles, devient terrible, son poil se hérisse et il n’apparaît plus qu’environné de flammes ; il change alors son nom ordinaire de Nekko en celui de Kansha, et se livre à des déprédations redoutables ; bien des bouleversements lui sont dus, et il montre un goût particulier pour les femmes dont il déterre les cadavres, qu’il dévore (Fig. 25).
C’en est assez, n’est-ce pas, pour motiver toutes les précautions, et puisque le Kansha ne se montre plus depuis qu’on coupe la queue du chat à sa naissance, c’est bien la preuve que la précaution est bonne à prendre.
Voici maintenant les furets flamboyants, titans en miniature, qui semblent vouloir escalader le ciel, à les voir se dresser, grimpant les uns sur les autres au sommet des arbres. (Fig. 26).
Cela n’est pas vu d’un très bon œil par les bonnes gens voisins de l’endroit où ont lieu ces acrobaties — Signe d’incendie, disent-ils, au diable les furets flamboyants ! »
Enfin, voici une sorte de vampire fulgurant, aux yeux ronds, aux crocs aigus et à forte griffe (Fig. 27).
Toujours bondissant, il opère de préférence dans les jardins ; les dégâts qu’il cause sont considérables, son haleine brûlante dessèche les plantes frêles, flétrit les fleurs et fait tomber les feuilles des arbres, et partout où il passe, c’est comme si le feu y avait passé.
Temple de onganzi : Fait probablement allusion à l’un des bâtiments liés à la secte Hongan-ji (本願寺)
Juif-Errant : personnage mythique privé de la mort et condamné à errer sur terre éternellement.
Wa nioudo : Wanyūdō (輪入道)
« Komotokoroshoponosato ! » : 此所勝母の里 (このところしょうぼのさと) kono tokoro shobo no sato « Ici c’est le village de Shōbo ». D’après l’article d’Andrew Kincaid citant lui-même l’ouvrage Yokai Attack! The Japanese Monster Survival Guide de Hiroko Yoda et Matt Alt (Tuttle, 2012), ce serait une référence à une histoire confucéenne dans laquelle l’un des disciples de Confucius aurait évité la ville de Shōbo dont les caractères, 勝母, peuvent être lu comme « triompher de sa mère ».
« Frappez du doigt à petits coups… » : J’ai pas trouvé l’origine de celle-là, mais ça m’intéresse…
Omoraki : Onmoraki (陰摩羅鬼 ou 陰魔羅鬼)
Kilin : kirin (麒麟, きりん), créature de la mythologie chinoise, mélange de cerf et de cheval portant souvent pelage et écailles.
Buffon : Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, (1707-1788). Naturaliste, biologiste et philosophe, auteur de L’histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roi, publiée en 36 volumes entre 1749 et 1789.
Tapir brodé sur l’oreiller : baku (獏 ou 貘), il dévore les cauchemars.
Corbeau dans le soleil : Yatagarasu (八咫烏), corbeau à trois pattes qui représente le soleil et l’habite.
Lapin sur la lune : Tsuki no Usagi (月の兎), sur son astre il pile du riz dans son mortier au Japon, s’attelle à la préparation d’un élixir de vie en Chine.
Tigre : Je n’ai trouvé aucune référence au tigre à l’œil-torche ailleurs.
Kasha (火車) :
Furets flamboyants : Ten Itachi (鼬)
Sorte de vampire fulgurant (fig. 27) : Furaribi (ふらり火)
Pour voir l’intégralité du contenu lié au Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des Traditions Populaires, consultez le dossier (Régamey file / 一件書類).
Ecoutez la touchante histoire de la pauvre petite servante aux mains de beurre — ainsi dit-on de celles qui laissent tout tomber — histoire bien souvent racontée au Japon, où elle est populaire sous le titre de Bentio Sara Yaski.
Un jour qu’elle lavait la vaisselle, la petite servante eut le malheur de casser une des dix assiettes dont se composait un service très précieux et de grand prix.
La colère du maître fut terrible et, de désespoir, la fille alla se jeter, la tête la première, dans un puits qui, dès lors, ne peut manquer d’être hanté.
Une lueur livide, de sourds gémissements répandent chaque nuit l’épouvante dans le voisinage. Ces rumeurs annoncent la présence du fantôme, qui se dresse, apparition sinistre, au-dessus de la margelle (fig. 19). De sa bouche s’échappe une longue flamme qui tient en suspension des assiettes semblables à celles du service dépareillé ; elles surgissent une à une, et, à mesure, le spectre en fait le compte… trois, quatre, cinq, six… jusqu’à neuf, chiffre qui n’est jamais dépassé, et où la voix s’arrête et se brise dans un sanglot.
Ainsi la malheureuse compte et gémit jusqu’au jour.
Toute cette fantasmagorie est venue s’ajouter à un fait divers authentique que l’imagination des bonnes gens s’est plu à embellir et à surnaturaliser.
Autre histoire fantastique où la curiosité est sévèrement punie.
C’est la nuit… la maison est bien close… une mère veille auprès de son enfant endormi. Un bruit insolite, venant du dehors, et semblable au roulement d’une lourde charrette, lui fait dresser l’oreille, et l’attire. Par la fenêtre entrebâillée elle voit passer dans un tourbillon de feu un véhicule des plus extraordinaires : (fig. 20) une roue, un timon sur lequel est à demi couchée une femme à l’opulente chevelure, dont les chairs nues sont léchées par les flammes.
Eblouïe et terrifiée par ce spectacle qui n’a duré que quelques secondes, la mère a refermé son volet. Elle s’aperçoit alors que son enfant n’est plus là… il a disparu !…
Une nuit horrible, une journée plus horrible encore, s’écoulant lentement ; le soir venu l’infortunée frémit en se retrouvant seule avec sa douleur.
« Ma curiosité était-elle donc si coupable ? s’écrie-t-elle ; mais mon fils, lui, est innocent ! Pourquoi le punir, justes dieux !… pourquoi le priver de sa mère ?…
Ainsi s’exhale sa douleur en des vers, assez bien tournés sans doute, puisque sa plainte est entendue et qu’une voix lui répond :
« Ton enfant te sera rendu ; mais que cela te serve de leçon ; sois moins curieuse à l’avenir… »
Et subitement l’enfant se retrouve dans ses bras.
Ceci nous prouve qu’au Japon les dieux ne sont pas inexorables, non plus que dédaigneux de poésie.
Pour voir l’intégralité du contenu lié au Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des Traditions Populaires, consultez le dossier (Régamey file / 一件書類).
La coutume ne se rencontre guère que chez nous de saluer les morts au passage ; les étrangers voient là le comble de la politesse française et les Japonais ne ont pas les derniers à s’en montrer surpris.
Un peuple peut être aimable et poli, doué de sentiments délicats et tendres et ne rien comprendre aux honneurs et aux soins exagérés que parfois l’on prodigue au corps — cette guenille — que la vie a quitté.
Tel le Japon, où le culte des ancêtres est cependant en grand honneur, et c’est ici que se manifeste clairement la différence qui existe entre le sentiment religieux épuré et l’idolâtrie bestiale dont peut se réclamer le fétichisme du cadavre.
Il est hors de doute que nous faisons dans la vie — matériellement — la place trop grande à la mort ; elle nous envahit et nous encombre. Il y aurait certainement de quoi donner à réfléchir si l’on pouvait dire la dépense énorme et inutile occasionnée par nos « convois, services et enterrements. »
Il paraît cependant que, même au Japon, où les vivants font si bon marché de ce qu’on est convenu d’appeler les pompes funèbres, il est des morts qui s’accommodent mal de l’abandon de leurs restes.
Témoin cette vieille femme, la plus obstinée qui ait jamais vécu sur la terre. Depuis des siècles elle ne se lasse pas de venir se plaindre du traitement qu’on lui fit subir jadis ; le Japon était encore plongé dans la barbarie et il était d’usage alors de se débarrasser violemment des dames devenues trop vieilles, qui par conséquent avaient cessé de plaire.
Celle-ci ayant éprouvé le sort commun, jamais n’avait pu prendre son parti d’avoir été jetée du haut au bas d’un roc à pic et d’être restée privée de sépulture.
C’est pourquoi, encore aujourd’hui, quand la nuit est bien noire, on voit planer et l’on entend grésiller le feu de la vieille femme. (fig. 16).
On doit se féliciter de ce que les esprits des morts apportent généralement plus de discrétion dans leurs récriminations.
Toyo-Foussa, avec qui nous avons déjà fait connaissance, nous montre (fig. 17) rasant la terre, une de ces flammes légères, sans chaleur et semblables à nos esprits follets, qui naissent, brillent et s’évanouissent dans les airs qu’elles n’agitent même pas, sans laisser aucune trace de leur passage : elles sont comme ces doux reproches à peine sensibles faisant naître sur nos lèvres le triste sourire qui s’efface à peine ébauché…
C’est sur l’emplacement d’un cimetière abandonné que l’artiste a vu voltiger cette flamme qui éclaire ici la vaine et fugitive apparence du monument élevé jadis à la mémoire d’un noble inconnu et dont il ne reste pas une pierre. Emanation suprême, dernière supplication de la mort à la vie…. mais bientôt la petite flamme elle-même s’éteindra pour toujours et tout sera fini.
Mais de même qu’il est des mémoires qui ne s’effacent pas de la pensée des hommes, il est des monuments qui résistent aux injures du Temps. Celui de Yeyas — le fameux Shiogun, un des héros de l’histoire Japonaise — qu’on voit à Nikko, est du nombre, et rien ne saurait mieux donner l’idée de la magnificence et de la grandeur du site, de la beauté des temples qui l’environnent, que ces vers d’un de mes bons camarades du Japon, qui eut cette bonne chance d’y vivre plus longtemps que moi.
Un amas de montagnes vertes
Dressant au ciel leurs grands sapins,
Les torrents des cîmes désertes
S’engouffrent au fond des ravins,
Les mystérieuses allées
Sans une voix, sans un écho,
Conduisant jusqu’aux mausolées…
C’est presque un rêve et c’est Nikko !
…………………………………………
Le héros du Japon sommeille
Dans cet ensemble harmonieux ;
Auprès de sa grand ombre veille
Un peuple d’esprits et de dieux.
Les symboles et les figures
Du paradis Oriental
Semblent vivre dans ces sculptures
Qu’anime un souffre d’idéal.
La pourpre, l’or, l’azur ruissellent
Mariant leurs vives couleurs,
La grâce et la terreur se mêlent :
Oiseaux, dragons, monstres et fleurs
C’est tout un monde fantastique
De bronze, de pierre et de bois ;
C’est l’encadrement poétique
Aux mânes des grands et des rois !
………………………………………
Mais hélas, le sort de Yeyas n’est pas réservé à tous les héros ! Combien sont morts ignorés en combattant, dont aucun monument ne célèbre les vertus guerrières.
Après la bataille, vainqueurs et vaincus ont été enfouis à fleur de terre, à l’endroit même où ils sont tombés ; ainsi leur dépouille a pu être soustraite à la dent des animaux voraces et aux ongles acérés des oiseaux de proie ; mais le sol, fouillé par la pluie d’orage, a bientôt rendu les ossements blanchis des cadavres qu’on lui a confié, et ceux-là aussi donnent lieu à de petites flammes errantes dans la nuit.
L’aspect de ces flammes ne présente rien de bien particulier, elles ne méritent pas l’honneur de la reproduction.
Il n’en est pas de même de celle que, sans quitter le théâtre de la guerre, je tire d’un petit manuscrit du siècle dernier, signé Okamoto Auské, savant samouraï, professeur de tactique et d’art militaire.
Ce manuscrit se compose d’une trentaine de croquis, avec texte, représentant des villes assiégées, semblables à peu de chose près à celle qui est reproduite ici (fig. 18). Au milieu de la page, des rochers et des maisons avec une clôture de bambous ; en bas, la légende expliquant les choses étranges qu’on voit apparaître en haut dans le ciel. Ces choses sont les signes d’après lesquels les assiégeants doivent diriger leur conduite ; il y en a pour toutes les heures du jour et de la nuit, ayant chacun un sens particulier, qu’explique l’auteur de ce curieux traité.
C’est tantôt un cheval noir pétaradant dans les nuages, tantôt un bœuf tenu en laisse, un étendard gigantesque, un oiseau rouge aux ailes déployées, des embrasements, des feux volants ; la flamme énorme qui se voit dans notre croquis planant au-dessus de la ville, signifie que les assiégés préparent une sortie, et avertit les gens du dehors d’avoir à se tenir soigneusement sur leurs gardes.
Nous revenons aux sépultures avec ce dernier dessin (fig. 19).
Pour marquer la place où sont déposées les cendres du commun des mortels, il suffit d’une longue et mince planchette de bois sur laquelle un bonze a tracé quelques caractères. Et ici, cendre ne doit pas être pris au figuré, car on incinère au Japon, tant bien que mal, plutôt mal que bien, s’il faut en croire Toyo-Foussa, qui représente un mal brûlé reparaissant la nuit parmi les flammes, son chapelet à la main.
Félix Régamey.
(1) Cf. Voir le t. III, p. 141, 189189, 257. (Les Génies de la Maison).
NOTES ET COMMENTAIRES
Jeter les vieilles femmes : Ubasute (姥捨て) ou uyasute (親捨て), littéralement « abandonner une vieille femme ». Pratique consistant à abandonner une personne âgée dans un lieu isolée pour l’y laisser mourir, généralement en haut d’une montagne enneigée, plutôt que de la plonger dans un ravin. D’après les recherches actuelles on considère que cette pratique n’a jamais réellement été répandue, mais a surtout été utilisée en littérature pour sa puissance symbolique.
Le feu de la vieille femme : Ubagabi (姥ヶ火). Aucune autre source écrite ne semble lier ce yōkai à l’ubasute. Il s’agit le plus souvent d’une vieille femme transformée en boule de feu pour avoir volé de l’huile dans un temple au cours de sa vie, un peu à la manière d’Abura-akago.
Fig. 17 : Haka no hi (墓の火)
Yeyas : Tokugawa Ieyasu (徳川家康), 1543-1616, daimyō (seigneur de terres) puis shōgun (général des armées). Sous son impulsion, à partir de 1603 et jusqu’en 1868, le Japon sera dirigé par le shōgun et non plus par l’empereur. C’est sous son règne également que Tōkyō (alors appelée Edo) devient la capitale du Japon.
Tombe d’Ieyasu au sanctuaire tōshō-gū de Nikkō :
Flames des morts après la bataille : Kosenjōbi (古戦場火)
Okamoto Auské et Fig 18. : en cours d’élucidation… Pour l’instant je ne ne retrouve aucune trace de ce document ni de ce nom.
fig. 19 : Kazenbō (火前坊)
« Longue et mince planchette de bois » mortuaire : Itatōba (板塔婆) (également appelée sotōba (卒塔婆)), littéralement « Stūpa/pagode en bois ».
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Il était une fois un épicier peu scrupuleux nommé Aboula Akango, qui avait trouvé le moyen de s’introduire la nuit dans les temples afin d’y soutirer l’huile des lampes sacrées.
Ce procédé indélicat aida nécessairement à la prospérité de son commerce en lui permettant de vendre sa marchandise pour presque rien, à la vive satisfaction de ses clients et au grand étonnement de ses confrères.
C’est ainsi qu’admiré et envié des uns et des autres, il put jouir, sa vie durant, de la considération générale.
Les dieux ont de ces indulgences singulières ; qu’ils pardonnent ou qu’ils châtient, leurs desseins sont impénétrables. Ils ne demandèrent compte de sa conduite à l’épicier qu’après sa mort. Le caractère sacrilège de son méfait semblait exiger un plus rapide châtiment.
Aussi bien il ne perdit rien pour avoir attendu et il fut puni par où il avait péché.
Son âme (fig. XI), sous la forme d’un enfant de médiocre apparence, fut condamnée à errer, en proie à une soif inextinguible, n’ayant pour l’apaiser d’autre breuvage que l’huile des veilleuses des bourgeois endormis, et sa pénitence durera tant qu’il y aura des bourgeois qui s’éclaireront à l’huile.
Le pétrole, dont la consommation augmente tous les jours au Japon, mettra peut-être un terme au tourment d’Aboula Akango ; espérons-le pour lui.
Les trépassés, qui, dans le cours de leur existence se sont abandonnés à la paresse, en font aussi une grande consommation et se plaisent à la troubler, de façon à l’empêcher de brûler convenablement.
Cependant la lampe du dormeur n’a rien à redouter des entreprises de l’ombre du paresseux ; (fig. XII) il ne vise que celle du travailleur ; puni pour n’avoir rien fait de son vivant, il n’entend pas que les autres soient plus vertueux que lui.
Le rusé marchand d’huile, cité plus haut, pourrait bien ne pas être étranger à la naissance de cette légende — à la bonne marchandise provenant de ses vols, il devait infailliblement en mêler de mauvaises, et alors quelle réponse facile à opposer aux réclamations de ses crédules pratiques :
L’ombre du paresseux avait passé par là.
On a pu voir par les croquis précédents que les Japonais donnaient à leurs appareils d’éclairage les formes les plus variées. Parmi la multitude de leurs lanternes, rondes, oblongues, en papier, en pierre ou en bronze, l’andou est celle dont ils se servent dans l’intérieur des maisons ; c’est un meuble de première nécessité.
La lampe de celui qui est représenté à la fig. XIII, est allumée par cent petites mèches et donne lieu à un jeu de société.
Au Japon on a mille façons d’égayer les soirées — musique, ballet, chansons et festins ; il y a aussi ce qu’on appelle les soirées de dessins, où chaque invité avec plus ou moins de talent, mais toujours avec une dextérité rare, fait sur des morceaux de soie blanche de petites aquarelles, laissées en souvenir au maître de la maison.
De terrifiantes histoires de revenants, à faire dresser les cheveux sur la tête, font aussi quelquefois les frais de certaines réunions, et c’est alors qu’intervient l’andou aux cent petites mèches.
Aussitôt qu’une histoire est finie — et chacun dit la sienne — quelqu’un dans l’auditoire doit sortir et aller éteindre une des mèches de la lampe qu’on a eu soin de placer dans un endroit sombre et écarté.
Tant qu’il s’agit des premières mèches les choses se passent sans trop d’encombre, mais malheur à ceux qui ont à éteindre les dernières ; ils se trouveront en présence du spectre qui apparaît quand la lampe va s’éteindre (fig. XIII) ils verront ses cornes et ses yeux sanglants dans une face verte au rictus excessif, encadrée de l’épaisse chevelure qui tombe droite et lui fait comme un grand linceul noir.
Ne voilà-t-il pas une singulière distraction, et pourquoi ajouter à des récits déjà suffisamment effrayants cette évocation plus effrayante encore ?
La vérité est que les bons Japonais ne s’émeuvent pas de ces sortes de choses plus qu’il ne convient. Au fond il ne sont pas si crédules qu’ils en ont l’air et pour eux, tout est matière à sport et à amusements ; ce sont de grands enfants naïfs et madrés tout à la fois, et comme les enfants, ils ne dédaignent pas de se faire un jeu de l’effroi provoqué d’une manière factice.
Ce ne sont pas non plus des esprits forts ; à trop jouer avec le feu on arrive à se brûler, à trop s’occuper du diable on finit par y croire un peu ; et c’est comme lorsqu’on parle du loup…
Il résulte de cela que les paysans de là-bas n’ont rien à envier aux nôtres sous les rapport des croyances qui engendrent la terreur.
Cependant si vous interrogiez l’un d’eux sur Osakabé (fig. XIV), le démon des ruines et des vieux châteaux inhabités, il vous répondra par un hochement de tête énigmatique et plein de promesses… qui ne se réalisent jamais. Sur ce chapitre il pourra rendre des points au plus prudent des Normands, tellement ses dires manqueront de précision ; Toyo Foussa lui-même, pour se procurer les renseignements nécessaires à l’exécution du portrait de ce démon, a dû avoir bien du mal.
Il nous le présente sous les traits d’une grande vieille en costume de cour, sa puissante mâchoire est armée de crocs aigus, ses cheveux sont gris. Elle se tient cachée, accroupie derrière un store qu’elle soulève et des chauves-souris voltigent autour de son visage inquiétant.
L’aspect de ces ruines n’a généralement rien d’imposant ni rien qui approche de l’effet grandiose produit par les hautes tours démantelées et les écroulements cyclopéens de notre moyen-âge.
Les boiseries sont vite pourries et les cloisons en papier, abandonnées aux caprices de la pluie et du vent, ne tardent pas à se crevasser et à tomber en lambeaux. Alors, quand vient l’heure crépusculaire, le passant égaré prête un regard à ces débris et n’a rien de plus pressé que de s’y soustraire en prenant la fuite. On a beau avoir la conscience en repos, un mur qui regarde, cela n’a rien de bien rassurant.
Mais que pensera en pareille occurrence, celui dont le crime est resté impuni ? Pour lui, les yeux se multiplieront ; où il y en a un, il en verra cent, et rentré chez lui grelottant, rongé par le remords, il reconnaîtra le fantôme de sa victime dans l’ombre que feront sur sa cloison transparente, les branches se balançant au clair de lune.
C’est le sujet du dessin qui termine cette série des génies de la maison (fig. XV).
Réunions où l’on se raconte de terrifiantes histoires de revenants : Hyakumonogatari Kaidankai (百物語怪談会) qui traduit littéralement donne : « rassemblement de cent contes fantastiques »
le spectre qui apparaît quand la lampe va s’éteindre : Aoandon (青行燈) ou « lampion bleu ».
Osakabé : Osakabe-hime (長壁姫). Régamey l’a décrite comme le démon des ruines et des vieux châteaux en général, ce qui est assez curieux car d’ordinaire son histoire est très spécifiquement liée au château de Himeji (姫路城).
fig. XV : Kage-onna (影女), apparition sous forme de l’ombre projetée d’une femme sur les murs des maisons japonaise.
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Un trait aimable, qui ne se rencontre guère ailleurs, aussi marqué que chez le peuple japonais et jusque dans les plus basses classes, est son amour extrême pour la propreté — bien différent en cela des Chinois, voisins exécrés, qui vivent volontiers dans l’ordure. On sait la prédilection toute particulière, que ces derniers affichent pour l’engrais humain et les résultats remarquables qu’ils obtiennent, grâce à l’emploi copieux et raisonné de cette matière appliquée à des terres que n’ont pas encore épuisé des siècles de culture.
Habitants de Saint-Germain qui jetez les hauts cris quand on parle de prendre un coin de votre forêt pour faire l’essai de ces procédés chers au Céleste-Empire, et qui vouez aux dieux infernaux le Conseil municipal de Paris, auteur du projet, n’allez pas en Chine.
Allez plutôt au Japon. C’est en vous bouchant les oreilles que vous écouterez sa musique et sans doute, vous fermerez la bouche devant sa cuisine, mais certainement c’est un pays où vous ne regretterez pas d’avoir mis le nez. Celui des Japonais est peut-être moins sensible que le nôtre ; toutefois ils sentent bien, ces artistes si heureusement doués sous le rapport de la vision et du tact, qu’une odeur trop violente, bonne ou mauvaise, troublerait l’équilibre harmonieux qu’ils ont su créer autour d’eux — et c’est pourquoi il y a bien peu de mauvaises odeurs au Japon.
Celles qui existent, sont dues le plus souvent à la mauvaise disposition des fosses d’aisance. Sans entrer dans le détail de leur construction, il suffit de savoir que la clôture n’en est pas suffisamment hermétique et qu’elles se trouvent généralement trop rapprochées de l’habitation.
Cet état de chose particulier a donné naissance à un mauvais esprit : Kado (fig. VI), qu’on dit venir de la Chine. C’est bien le cadeau qu’on pouvait attendre d’elle.
C’est le dieu Stercutius que les Grecs ont représenté sous la forme d’un serpent replié sur lui-même. Kado, lui, est un être à longues oreilles, griffu, au souffle empesté et dont le haut du corps, seul visible, se balance, rattaché au sol par une sorte de trait-d’union ondulatoire et gazeux…..
C’est aspect formidable et peu ragoûtant ferait croire qu’il n’y a qu’à s’incliner devant lui. Il n’en est rien. Une formule d’exorcisme suffit pour le rendre inoffensif pendant toute une année :
« Kambari mondo hototoguis »
pourvu qu’elle soit prononcée sur les lieux le soir du dernier jour du dernier mois. Désormais rien à craindre de Kado, sa rage est impuissante, son souffle purifié — et c’est de ses lèvres que s’envolera l’hototoguis, l’oiseau aimé du proscrit et du voyageur, qui revient au printemps comme l’hirondelle de nos romances, et dont le cri se traduit par ces mots : « Rentrez au foyer » de même qu’en français on entend la caille dire : « Paye tes dettes. »
A époque fixe, tous les ans, la maison japonaise est soumise à un nettoyage général, ainsi que tout ce qu’elle contient. Tous les jours ses habitants se livrent à d’abondantes ablutions ; l’heure du bain est réglée comme celle des repas, et il faut que le logis soit bien pauvre pour que ne s’y trouve pas dans quelque coin la massive baignoire en bois, munie de son fourneau. L’eau atteint dans cet appareil un degré de température assez élevé pour faire reculer tout autre qu’un Japonais. On sort de là à moitié cuit, rouge comme un homard.
Il existe en outre des bains publics, où l’on est reçu sans distinction de sexe — un peu comme sur nos plages — et sans voiles.
Le peu de souci de la pudeur qu’ont les gens dans cet heureux pays, leur épargne bien du vague à l’âme… et procure à l’artiste de vives jouissances esthétiques.
Quel spectacle admirable que celui de ces nudités se livrant au regard sans aucun embarras et sans penser à mal.
Le jour va finir, le soleil rougit la cime des cryptomérias gigantesques, une légère brise venue de la mer se joue dans le feuillage délicat des bambous dont la tige frêle reste droite, et les lotus roses, fleurs idéales et sacrées, largement épanouies, mettent leur éblouissement sur les eaux vertes d’un étang, où se reflète la suprême clarté du ciel.
Là, une famille de paysans a établi sa salle de Bain, avec tous ses accessoires, sous l’avancée du toit de chaume trapu, frangé d’iris, qui abrite la maison. La tâche journalière est achevée.
L’homme le bras relevé, d’un beau geste, s’essuie le dos ; la femme accroupie, tord des linges mouillés ; deux marmots barbottent, assis l’un en face de l’autre dans un baquet, avec de l’eau jusqu’au menton ; une fillette debout sur ses hauts sabots de bois, est comme enveloppée d’un grand parasol de papier rouge, largement ouvert qui lui sert de fond et donne à sa chair un ton mat d’une douceur exquise.
Ces figures nues forment dans la verdure, un groupe magnifique.
C’est plus qu’il n’en faut pour ravir l’œil chaste de l’artiste, et nous contemplons cet émouvant paysage, sans songer au costume ridicule que nous portons, qui le déshonore.
Ces pauvres gens sont propres, ils sont Japonais, et ce n’est pas chez eux que le nommé Anakanamé (fig. VII) trouvera rien à lécher.
Ce bizarre personnage a pour fonction de nettoyer les baignoires qui ne sont pas assez soigneusement entretenues, avec sa langue dure qui arrive bien vite à attaquer le bois. Son nom, traduit littéralement, veut dire : lécheur de crasse. Le pauvre ! il ne lui est accordé par la légende qu’un doigt à longue griffe, aux pieds et aux mains.
Tenjo-Hamé (fig. VIII), autre lécheur. C’est lui que vous voyez apparaître dans une sorte de clarté livide, l’hiver pendant les longues nuits froides qui font le sommeil mauvais. Les mains et les pieds de ce monstre sont faits de papier découpé par petites bandes frisées, ainsi que le costume sommaire qu’il arbore. Il doit à sa grande taille d’affectionner le séjour des chambres hautes, et c’est sur les poutres du plafond qu’il promène, avec un bruit singulier sa langue énorme. Drôle d’habit, étranges manières !
Non moins étranges sont celles du facétieux Tinjokoudari (fig. IX), qui profite des moindres crevasses des plafonds, produites par les agissements du camarade précédent, pour pénétrer dans les intérieurs, à grand fracas.
Les bras tordus, les yeux convulsés, la langue pendante, une épaisse et lourde crinière encadre son visage grimaçant. Il ne fait que paraître et disparaître sans laisser de traces, et semble n’avoir d’autre but que d’effrayer les gens ; à moins qu’il n’ait celui de les induire en dépense, en incitant les locataires à demander des réparations à leurs propriétaires.
Nous savons cependant quelque chose de plus sur son compte. On le dit proche parent du démon Ibarakidozi qui eut le bras tranché d’un furieux coup de sabre dans un combat qu’il soutint jadis contre un fameux guerrier.
Il s’était présenté sous les traits de la belle-mère de son adversaire, on ne sait à quel propos. Son stratagème éventé, toutes les issues étant fermées, il réussit pourtant à s’enfuir par le plafond, et c’est le chemin que prend, à l’exemple de son ancêtre, le facétieux Tinjokoudari.
Un mot seulement sur Amikiri (fig. X) gros serpent squameux, à tête d’oiseau, avec un bec crochu et deux fortes pinces au bout des bras.
Serviteur des moustiques, son rôle dans la vie se borne à pratiquer la nuit des ouvertures dans la gaze des moustiquaires, pour livrer passage à ces ennemis du repos des hommes.
Kado : Kanbari nyūdō (加牟波理入道). Kado n’est sans doute que la contraction de Kanbari nyūdō, la langue japonaise raffolant des mots-valises.
Hototoguis : Hototogisu (ホトトギス), Petit Coucou en français ou Cuculus poliocephalus de son nom scientifique.
« Kambari mondo hototoguis » : Ganbari/Kanbari nyūdō hototogisu (がんばりにゅうどうホトトギス)
Stercutius : (Sterquilinus, Stercutus, Sterculius) dieu romain des excréments, du fumier et des toilettes.
Anakanamé : Akaname (垢嘗)
Tenjo-Hamé : Tenjōname (天井嘗)
Tinjokoudari : Tenjōkudari (天井下り ou 天井下)
Ibarakidozi : Ibaraki-dōji (茨木童子 ou 茨城童子)
Amikiri : (網切 ou 網剪)
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Le Fantastique Japonais, c’est une suite de six articles publiée dans la Revue des traditions populaires en 1888 et 1889. Elle est écrite et illustrée par Félix Régamey.
Je vais publier ces six articles un par un sur le blog, mais pour les impatientes et les pressés que je vois déjà se tortiller de curiosité, vous pouvez d’ores et déjà aller lire l’intégralité du texte sur la page du site qui lui est consacrée, dans le dossierLe Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des traditions populaires.
LE FANTASTIQUE JAPONAIS
premier article
Jadis des guerres civiles ont ensanglanté le Japon ; ce coin de terre, si merveilleusement favorisé par la nature, est encore aujourd’hui visité par de terribles fléaux : les orages d’une violence inouïe, les cyclones, les inondations, les tremblements de terre même, ne sont pas rares, et, à ces redoutables phénomènes naturels viennent s’ajouter les incendies qui détruisent des villes entières ; leur fréquence et leur intensité sont dues surtout au mode de construction des maisons faites en bois et en papier, — la pierre n’y entrant qu’en très faible quantité et seulement comme assises.
On a calculé que ces maisons ne peuvent durer en moyenne plus de dix ans.
Ces diverses causes expliquent ce mélange curieux d’insouciance et de naïves superstitions qui est si remarquable chez le peuple, et qui se complique, chez les gens bien élevés, du plus aimable des scepticismes.
Ajoutons que la tolérance, cette vertu si rare, est pratiquée au Japon mieux que partout ailleurs.
Artistes jusqu’au bout des ongles, sensibles par dessus tout au charme de la nature, les Japonais se laissent vivre, peu soucieux de la logique, et les idées les plus contradictoires sont accueillies par eux sans le moindre effort.
C’est ainsi qu’Amida et Zizo, dieux tutélaires, sont l’objet de la même vénération que Foudo Sama, grand justicier et pourvoyeur des enfers.
Le Mayoké, démon sans importance, dont nous donnons la reproduction en tête de cet article, semble avoir été exécuté à l’aide d’un procédé analogue à celui qu’emploient nos emballeurs pour marquer leurs caisses ; c’est le spécimen le plus grossier de l’imagerie japonaise, que nous ayons rencontré dans nos courses à travers le pays.
Tracé à l’encre sur une petite planchette, nous l’avons toujours vu occuper, au-dessus de la porte des chaumières, la place que nos paysans réservent à la Vierge et aux Saints.
Mais rien ne saurait donner une idée plus nette de l’état d’esprit particulier des Japonais, que cette préface d’une ouvrage du peintre Toyo-Foussa, où sont représentés, sous les aspects plus variés, les démons du crû, les génies inoffensifs ou malfaisants de la terre et du ciel, de l’eau, du feu, de la forêt, etc.
« J’avoue, dit l’auteur, que mes yeux n’ont jamais vu en pleine lumière les démons que je représente et que mes oreilles n’ont pas entendu leurs cris — cela tient sans doute à ce qu’ils ne se montrent que la nuit, mais j’ai recueilli les traditions conservées dans les familles, je me suis inspiré de l’œuvre des peintres anciens, et plusieurs de ces monstres, bien faits pour inspirer l’effroi, me sont apparus en rêve. Le sujet m’est familier ; cependant ce n’est pas sans de vives appréhensions que je me suis décidé à le traiter de nouveau.
« Tout le monde sait ce qui advint au vieux peintre chinois qui fut dévoré par le dragon dont il avait reproduit les traits affreux.
« Aussi, c’est à grand’peine que les encouragements de mes amis et les instances de mon éditeur sont venus à bout de ma timidité.
« Et maintenant advienne que pourra et que le diable m’emporte… s’il existe. »
Les petits tableaux qui vont suivre, ayant trait aux choses qui se passent dans la maison, sont empruntés à l’œuvre de Toyo-Foussa. Ils sont traduits librement, non en fac simile, mais seulement de façon à bien faire saisir le caractère des sujets choisis.
Aux personnages fantastiques cités plus haut, dont nous donnerons quelques échantillons curieux, viendra s’ajouter la série des femmes bizarres, des spectres et des apparitions, des légendes religieuses Bouddhiques, des méfaits et des facéties du renard, si populaires au Japon, etc.
L’iconographie japonaise est d’une richesse inouïe en cette matière, et les artistes qui l’ont traitée et que nous mettrons à contribution sont innombrables.
I. — les génies de la maison
Dans tout ce qu’il a touché, l’artisan japonais — aussi bien que l’artiste — a atteint la perfection.
Charpentiers et menuisiers, ayant à leur disposition des bois excellents — il en existe plus de cinquante variétés pouvant être utilisées dans la construction — ont obtenu de superbes résultats. Artistes eux-mêmes, ils ne se sont pas contentés des assemblages savants, des profils délicats que nous connaissons, ils on su aussi tirer parti des bois bruts ou à peine dégrossis, qu’ils ont appliqués à la décoration intérieure.
Ici, (Pl. II) c’est un léger tronc d’arbre débarrassé de son écorce, servant de pilastre.
On a tourné la cime du côté du sol, sans tenir compte du sens de la sève. Alors les petits génies qu’elle contient, gênés de sentir ainsi la tête en bas, ont pris la fuite, et bientôt l’arbre abandonné tombera en poussière. Certes, le dommage causé par cette erreur ne sera pas bien grand, on le réparera facilement sans avoir à craindre la vengeance des petits génies de la sève qui se seront envolés bien loin dans les airs ; mais en voici d’autres (Pl. III) qui ont moins bon caractère ; ils mènent grand bruit et se plaisent à effrayer les enfants. Ne croyez pas que ce soit le vent et la pluie, qui ébranlent ainsi la maison ; ces craquements, ces crépitements, ce sont eux qui les produisent ; ils ne sont pourtant pas bien gros, mais ils ont des muscles d’acier, trois griffes aux pieds et aux mains, comme tout bon démon qui se respecte, et ils s’acharnent aux carreaux de papier qu’ils frappent de leurs minces verges de jonc, grattant, grognant, sifflant ; et pourquoi cette colère ? sans doute parce qu’ils sont méchants — mais pourquoi sont-ils méchants ?
Chokéra (Pl. IV) habitant des toits, celui qui épie par la lucarne et fait fuir quiconque rencontre son regard furieux, le dirait peut-être ? Sait-il seulement ce qui le retient au grenier lorsque le rez-de-chaussée sert de champ d’opération aux autres ?
Nous ne saurons rien, Chokéra paraît trop peu communicatif pour que nous songions à nous adresser à lui.
Nous serons mieux renseignés sur le compte de Kekkaï. Ce jeune démon est blotti dans la cave ; laid comme un fœtus qui serait vivant, il gambade, grimace et détruit tout ce qui tombe sous sa griffe. C’est la plaie de la maison, impossible de l’en faire déguerpir. Il a une mission à remplir, mission vengeresse qui s’exerce sur les habitants du lieu, un couple maudit qui a peut-être transgressé ce précepte bouddhique d’après lequel on doit respecter la vie des animaux.
Il n’en a pas fallu davantage pour qu’après une douloureuse grossesse de plusieurs années, la femme donne à son mari, ce monstre. Bien vite, avant qu’il ait vu la lumière, il fallait le tuer, c’était le seul moyen d’échapper à toute l’étendue du châtiment ; mais rien de plus difficile, le coup a été manqué, et le Kekkaï, avec une agilité de singe, disparaissant à travers le plancher, a pris possession de son obscure domaine. Dès lors plus de résistance possible, la maison entière est à la merci de ce gnome détestable, et ses victimes n’ont qu’une ressource : abandonner la place et laisser aux flammes le soin de la purifier.
(A suivre)
Félix Régamey.
Alors ? Pas mal hein ?
Bon, chaque article de blog contiendra également mes commentaires, pas si éclairés que ça, sous forme de sortes de notes de bas de page, à la suite de la reproduction de l’article. Le plus souvent ces commentaires concerneront les références mentionnées par l’auteur dont je donnerai l’orthographe moderne et auxquelles j’apporterai des corrections en cas d’erreur de sa part. Dès que possible je fournirai également les dessins originaux de Toriyama Sekien (Toyo-Foussa dans le texte) qu’a reproduit Félix Régamey, ainsi que des versions plus anciennes encore des mêmes yōkai par d’autres artistes. Eh oui, vous n’aviez pas deviné ? Ces « génies » japonais sont bien les fameux yōkai, certains très anciens et d’autres inventés, adaptés ou déclinés par Toriyama lui-même.
Dernière précision et on passe aux commentaires : dans les notes de blog comme sur la page du dossier où figure le texte intégral, j’ai corrigé les coquilles du texte original, mais là où dans la page du texte intégral j’ai uniformisé le style des titres et des références aux figures, dans les notes de blog je l’ai laissé tel qu’il était, c’est-à-dire différent d’article en article.
NOTES ET COMMENTAIRES
Amida : Amida Butsu (阿弥陀仏), autrement appelé Amida Nyorai (阿弥陀如来)
Zizo : Jizō Bosatsu (地蔵菩薩)
Foudo-Sama : Fudō Myō-ō (不動明王)
Mayoké : mayoke (魔除け) signifie en réalité amulette ou sort protégeant des démons. Le personnage dessiné sur l’amulette est Ryōgen (良源) sous sa forme Tsuno Daishi (角大師).
Toyo-Foussa : Toriyama Sekien (鳥山石燕) de son vrai nom Sano Toyofusa (佐野豊房). Artiste illustrateur japonais, né en 1712 et mort en 1788. Il a recensé et dessiné plus de deux cent yōkai dans sa fameuse tétralogie Gazu hyakki yagyō (画図百鬼夜行) ou en français La parade nocturne des cent démons illustrée, constituée de :
Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼) (« Cent démons du présent et du passé illustrés », 1779, 3 volumes)
Konjaku hyakki shūi (今昔百鬼拾遺) (« Supplément au cent démons du présent et du passé », 1781, 3 volumes)
Gazu hyakki tsurezure bukuro (画図百器徒然袋) (« Sac illustré de cent démons au hasard », c. 1781, 3 volumes)
Pl. II : Sakabashira (逆柱)
Pl. III : Yanari (鳴屋)
Chokéra : Shōkera (しょうけら)
Kekkai : Ici Régamey décrit bien le kekkai, une forme de sankai (yōkai accouché par une femme) des préfectures de Saitama, Kanagawa et de Nagano (appelé kekke dans cette dernière) mais l’illustre avec l’image d’un hyōsube (ひょうすべ), yōkai des rivières proche du célèbre kappa.
Pour voir l’intégralité du contenu lié au Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des Traditions Populaires, consultez le dossier (Régamey file / 一件書類).
Faudrait pas être autorisé·e à faire des jeux de mots comme ça, je sais bien, mais c’est tentant quand on cherche un titre et qu’on est à plat. Du coup, à part les trois folkloristes réchappés·es du XXe siècle, j’imagine que vous l’avez pas pigé, le jeu de mots, alors j’essplique.
Je viens de réaliser un petit jeu textuel à l’occasion de la game jam Nouvim 3000 organisée par mon ami Feldo. Un jeu en 3000 mots, donc, sur le thème « Infamie ».
Ce jeu s’appelle InfÂmes Hellequin (ouais encore un jeu de mots, je l’emporterai pas au paradis) justement à cause de la mesnie Hellequin ! Alors, ça y est, vous pigez ? Non ? Toujours pas ? Okay. Allez donc lire cet article de l’Encyclowiki sur la chasse fantastique et revenez me voir ensuite. Je peux pas non plus passer mon temps à vous apprendre les bases. En ce moment, du temps, j’en ai pas. On menace de me sucrer mon RSA, je suis forcé de chercher du travail en toute vitesse. Quelle misère ! Ah, les infâmes organismes de surveillance auto-proclamés d’accompagnement…
Je me perds. Je jeu est là, l’explication en dessous, et les textes originaux tout en bas :
Pour l’explication, je copie colle la description que j’ai posté par itch.io en l’augmentant à peine parce que devinez quoi ? Voilà. J’ai pas le temps.
En gros :
Jeu type fiction interactive (on en causait ici), en 3000 mots, sur le thème « Infamie » . Sept fins possibles. Y en a de bonnes et des moins bonnes.
Dans le détail :
C’est donc principalement un travail de traduction et d’adaptation à la F.I. de la vision du prêtre Gauchelin, rédigée dans la première moitié du XIIe siècle par Orderic Vital dans son Historia ecclesiastica. Je ne l’ai pas traduite depuis le latin mais depuis la version anglaise de Thomas Forester éditée à Londres en 1854 (Volume II, Livre VIII, Chapitre XVII, pp. 511-520)
[Je viens à ce sujet de trouver aujourd’hui (lendemain de la publication du jeu) une version traduite en français depuis le latin datant de 1824. J’ai donc, encore une fois, passé des heures et des heures à un travail inutile. Non, ne me plaignez pas. Ça me servira de leçon, il faut vraiment que j’arrête d’être con. Mais pour la peine je ne vous la donne pas, vous n’avez qu’à jouer au jeu avec MA traduction dupuis l’anglais, nah.]
J’y ai également mélangé deux autres légendes, celle du compte Seckendorf tirée de la Zimmerische Chronik de Frobern Christoph von Zimmern (XVIIe siècle) et celle de Dame Ingelbjorg de Voergård, tirée du folk-lore Danois et dont j’ignore l’époque à laquelle elle a été recueillie.
Pour ces parties-là, je me suis surtout livré à un travail de transformation et d’adaptation des l’histoires à ma version F.I. de la vision de Gauchelin, histoire que ça colle, ainsi qu’au format court (3000 mots c’est sacrément court), car j’ai trouvé ces histoires déjà en français dans le recueil de textes Elle mangeait son linceul de Claude Lecouteux (I. 4, pp. 28-31 et III. 2, pp. 71-73)
J’ai moi-même inventé quelques passages pour fermer toutes les boucles. (En passant, veuillez noter que je ne cautionne pas la morale véhiculée par ces textes anciens, et donc par le jeu.)
Je pense me mettre, un jour, à réaliser une version sans contrainte des 3000 mots, comprenant l’intégralité de ma traduction de la vision de Gauchelin (toujours adaptée à la F.I. évidemment) comme tronc principal, et dont chacun des embranchements serait l’adaptation d’une autre légende mettant en scène la mesnie Hellequin ou une autre chasse fantastique, ou encore n’importe quelle légende de revenant qui s’y prête.
Ouais, je pense m’y mettre un jour. C’est ce qu’on dit. Vous emballez pas trop. En attendant, InfÂmes Hellequin, c’est 3000 mots, pas plus pas moins, réalisé dans les deux jours que je pouvais y consacrer. Faudra vous en satisfaire.
MAINTENANT…
…comme je suis très sympa, voici l’intégralité des textes originaux de :
La vision du prêtre Gauchelin ou Gaulchelmus ou Walkelin (selon les versions) par Orderic Vital (1075 – 1141 ou 1143) extrait de son Historia ecclesiastica telle que publiée en latin dans : Orderici Vitalis, Angligenae coenobii Uticensis monachi Historia ecclesiastica, J.-P. Migne (ed.), Petit-Montrouge, Paris, 1855. (Voir sur Gallica)
L’histoire du Sire Seckendorf par Frobern Christoph von Zimmern (1519 – 1566) telle que publiée en moyen haut-allemand tardif dans : Zimmerische Chronik, Barack, Karl August (ed.), Akademische Verlagsbuchhandlung von J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), Freiburg und Tübingen, 1881-1882. (Voir sur Wikisource)
Et non, pas de la légende de Dame Ingelbjorg de Voergård, puisque je n’ai pas eu le temps de remonter à une version plus ancienne que celle trouvable dans : Scandinavian Folktales, Simpson, Jacqueline (ed.), Penguin, London and New York, 1988.
HISTORIA ECCLESIASTICA
LIVRE VIII
XVII. Mirificus casus cujusdam presbyteri episcopatus Lexoviensis.
Quid episcopatu Lexoviensi, in capite Januarii, contigerit cuidam presbytero, praetereundum non aestimo, nec comprimendum silentio. In villa, quae Bonavallis dicitur, Gualchelmus sacerdos erat, qui ecclesiae Sancti Albini Andegavensis, ex monacho episcopi et confessoris, deserviebat. Hic anno Dominicae Incarnationis 1091 in capite Januarii accersitus, ut ratio exigit, quemdam aegrotum in ultimis parochiae suae terminis noctu visitavit. Unde dum solus rediret, et longe ab hominum habitatione remotus iret, ingentem strepitum velut maximi exercitus coepit audire, et familiam Rodberti Belesmensis putavit esse, quae festinaret Curceium obsidere. Luna quippe octava in signo arietis tunc clare micabat, et gradientibus iter demonstrabat. Praefatus presbyter erat juvenis, audax et fortis, corpore magnus et agilis. Audito itaque tumultu properantium, timuit et plurima secum tractare coepit an fugeret, ne a vilibus parasitis invaderetur, et inhoneste spoliaretur; aut validam manum pro defensione sui erigeret, si ab aliquo impeteretur. Tandem quatuor mespileas arbores in agro, procul a calle, prospexit, ad quas latitandi causa, donec equitatus pertransiret, cito divertere voluit. Verum quidam enormis staturae, ferens ingentem maxucam, presbyterum properantem praevenit, et super caput ejus levato vecte dixit: « Sta, nec progrediaris ultra. » Mox presbyter diriguit, et baculo quem bajulabat appodiatus, immobilis stetit. Arduus vero vectifer juxta eum stabat, et nihil ei nocens praetereuntem exercitum exspectabat.
Ecce ingens turba peditum pertransibat, et pecudes ac vestes, multimodamque supellectilem, et diversa utensilia, quae praedones asportare solent, super colla scapulasque suas ferebat. Omnes nimirum lamentabantur, seseque ut festinarent cohortabantur. Multos etiam vicinorum suorum, qui nuper obierant, presbyter ibidem recognovit, et moerentes pro magnis suppliciis, quibus ob facinora sua torquebantur, audivit. Deinde turma vespilionum secuta est, cui praefatus gigas repente associatus est. Feretra fere quinquaginta ferebantur, et unumquodque a duobus bajulis ferebatur. Porro super feretra homines parvi velut nani sedebant, sed magna capita ceu dolia habebant. Ingens etiam truncus a duobus Aethiopibus portabatur, et super truncum quidam misellus, dire ligatus, cruciabatur, et inter angores diros ululatus emittens, vociferabatur. Teterrimus enim daemon, qui super eumdem truncum sedebat, igneis calcaribus in lumbis et tergo sanguinolentum importune stimulabat. Hunc profecto Galchelmus interfectorem Stephani presbyteri recognovit, et intolerabiliter cruciari pro innocentis sanguine vidit, quem ante biennium idem effudit, et tanti non peracta poenitentia piaculi obierat.
Deinde cohors mulierum secuta est, cujus multitudo innumerabilis presbytero visa est. Femineo more equitabant, et in muliebribus sellis sedebant, in quibus clavi ardentes fixi erant. Frequenter eas ventus spatio quasi cubiti unius sublevabat, et mox super sudes relabi sinebat. Illae autem candentibus clavis in natibus vulnerabantur, et punctionibus ac adustione horribiliter tortae, « vae! vae! » vociferabantur, et flagitia, pro quibus sic poenas luebant, palam fatebantur. Sic nimirum pro illecebris et delectationibus obscenis, quibus inter mortales immoderate fruebantur, nunc ignes et fetores, et alia plura quam referri possint supplicia dire patiuntur, et ejulantes miserabili voce poenas suas fatentur. In hoc agmine praefatus sacerdos quasdam nobiles feminas recognovit, et multarum, quae vitales adhuc carpebant auras, mannos et mulas cum sambucis mulieribus prospexit.
Stans presbyter talibus visis contremuit, et multa secum revolvere coepit. Non multo post, numerosum agmen clericorum et monachorum, judices atque rectores eorum, episcopos et abbates cum pastoralibus cambutis advertit. Clerici et episcopi nigris cappis induti erant. Monachi quoque et abbates nigris nihilominus cucullis amicti erant. Gemebant et plangebant, et nonnulli Galchelmum vocitabant, ac pro pristina familiaritate ut pro se oraret, postulabant. Multos nimirum magnae aestimationis ibi presbyter se vidisse retulit, quos humana opinio sanctis in coelo jam conjunctos astruit. Hugonem nempe vidit, Lexoviensem praesulem, et abbates praecipuos, Mainerum Uticensem, atque Gerbertum Fontinellensem, aliosque multos, quos nominatim nequeo recolere, neque scripto nitor indere. Humanus plerumque fallitur intuitus, sed Dei medullitus prospicit oculus. Homo enim videt in facie, Deus autem in corde. In regno aeternae beatitudinis perpetua claritas omnia irradiat, ibique perfecta sanctitas, omne delectamentum adepta, in filiis regni exsultat. Ibi nihil inordinate agitur, nihil inquinatum illuc intromittitur. Nihil sordidum, honestatique contrarium, illic reperitur. Unde quidquid inconveniens faex carnalis commisit, purgatorio igne decoquitur, variisque purgationibus, prout aeternus censor disponit, emundatur. Et sicut vas excocta rubigine mundum, et diligenter undique politum, in thesaurum reconditur, sic anima omnium vitiorum a contagione mundata, paradisum introducitur, ibique omni felicitate pollens, sine metu et cura laetatur.
Terribilibus visis presbyter admodum trepidabat, baculoque innixus, terribiliora exspectabat. Ecce ingens exercitus militum sequebatur, et nullus color, [sed] nigredo et scintillans ignis in eis videbatur. Maximis omnes equis insidebant, et omnibus armis armati, velut ad bellum festinabant, et nigerrima vexilla gestabant. Ibi Richardus et Balduinus, filii Gisleberti comitis, qui nuper obierant, visi fuere; et alii multi, quos non possum enumerare. Inter reliquos Landricus de Orbecco, qui eodem anno peremptus fuerat, presbyterum alloqui coepit, eique legationes suas horribiliter vociferando intimavit, ac ut mandata sua uxori suae referret, summopere rogavit. Subsequentes autem turmae, et quae praecedebant, verba ejus interrumpendo impediebant, presbyteroque dicebant: « Noli credere Landrico, quia mendax est. » Hic Orbecci vicecomes et causidicus fuerat, et ultra natales suos ingenio et probitate admodum excreverat. In negotiis et placitis ad libitum judicabat, et pro acceptione munerum judicia pervertebat, magisque cupiditati et falsitati quam rectitudini serviebat. Unde merito in suppliciis turpiter devotatus est, et a complicibus suis mendax manifeste appellatus est. In hoc examine nullus ei adulabatur, nec ingeniosa loquacitate sua ei aliquis precabatur. Verum, quia dum poterat aures suas ad clamores pauperis obturare solitus est, nunc autem in tormentis, ut exsecrabilis, auditu indignus omnino judicatus est.
Gualchelmus autem, postquam multorum militum ingens cohors pertransiit, intra semetipsum sic cogitare coepit: « Haec sine dubio familia Herlechimi est. A multis eam olim visam audivi; sed incredulus relationes derisi, quia certa indicia nunquam de talibus vidi. Nunc vero manes mortuorum veraciter video; sed nemo mihi credet, cum visa retulero, nisi certum specimen terrigenis exhibuero. De vacuis ergo equis, qui sequuntur agmen, unum apprehendam, confestim ascendam, domum ducam, et, ad fidem obtinendam, vicinis ostendam. » Mox nigerrimi cornipedis habenas apprehendit; sed ille fortiter se de manu rapientis excussit, aligeroque cursu per agmen Aethiopum abiit. Presbyter autem voti compotem se non esse doluit. Erat enim aetate juvenis, animo audax et levis, corpore vero velox et fortis. In media igitur strata paratus constitit, et venienti paratissimo cornipedi obvians manum extendit. Ille autem substitit ad suscipiendum presbyterum, et exhalans de naribus suis projecit nebulam ingentem veluti longissimam quercum. Tunc sacerdos sinistrum pedem in teripedem misit, manumque arreptis loris clitellae imposuit, subitoque nimium calorem velut ignem ardentem sub pede sensit, et incredibile frigus per manum, quae lora tenebat, ejus praecordia penetravit.
Dum talia fiunt, quatuor horrendi equites adveniunt, et terribiliter vociferantes, dicunt: « Cur equos nostros invadis? Nobiscum venies. Nemo nostrum laesit te, cum tu nostra coepisti rapere. » At ille, nimium territus, caballum dimisit, tribusque militibus eum prendere volentibus, quartus dixit: « Sinite illum, et permittite loqui mecum, quia conjugi meae filiisque meis mea mittam mandata per illum. » Deinde nimium paventi presbytero dixit: « Audi me, quaeso, et uxori meae refer quae mando. » Presbyter respondit: « Quis sis nescio, et uxorem tuam non cognosco. » Miles dixit: « Ego sum Guillelmus de Glotis, filius Baronis, qui famosus fui quondam dapifer Guillelmi Bretoliensis, et patris ejus Guillelmi, Herfordensis comitis. Praejudiciis et rapinis inter mortales anhelavi, multisque facinoribus plus quam referri potest, peccavi. Caeterum super omnia me cruciat usura. Nam indigenti cuidam pecuniam meam erogavi, et quoddam molendinum ejus pro pignore recepi, ipsoque censum reddere non valente, tota vita mea pignus retinui, et legitimo haerede exhaeredato, haeredibus meis reliqui. Ecce candens ferrum molendini gesto in ore, quod sine dubio mihi videtur ad ferendum gravius Rothomagensi arce. Dic ergo Beatrici uxori meae, et Rogerio filio meo, ut mihi subveniant, et vadimonium unde multo plus receperunt quam dedi, velociter haeredi restituant. » Presbyter respondit: « Guillelmus de Glotis jamdudum mortuus est, et hujusmodi legatio nulli fidelium acceptabilis est. Nescio quis es, nec qui tui sunt haeredes. Si Rogerio de Glotis, vel fratribus ejus, aut matri eorum praesumpsero talia enarrare, ut amentem deridebunt me. » Porro Guillelmus obnixe insistens rogabat, et plurima notissimaque signa diligenter inculcabat. Presbyter autem intelligens ea quae audiebat, omnia tamen se scire dissimulabat. Tandem multa prece victus, acquievit, et iterum ut rogatus fuerat se facturum promisit. Tunc Guillelmus cuncta recapitulavit, et longa confabulatione multa eidem replicavit. Interea sacerdos coepit secum tractare quod non auderet exsecrabilia biothanati mandata cuilibet annuntiare. « Non decet, inquit, talia promulgare. Nullatenus quae injungis cuilibet referam. » Mox ille furibundus manum extendit, et presbyterum per fauces apprehendit, secumque, per terram trahens, minare coepit. Captivus autem manum, qua tenebatur, ardentem velut ignem persensit, et in tali angustia repente exclamavit: « Sancta Maria, gloriosa mater Christi, adjuva me! » Protinus, ad invocationem piissimae genitricis, filii Domini auxilium praesto adfuit, quale Omnipotentis ordinatio disposuit. Nam quidam miles, ensem dextra ferens, supervenit, gladiumque suum, quasi ferire vellet, vibrans, dixit: « Cur fratrem meum interficitis, maledicti? Sinite illum, et abite. » Mox illi avolarunt, Aethiopicamque phalangem prosecuti sunt.
Abeuntibus cunctis, miles in via cum Gualchelmo demoratur, et ab eo sciscitatur: « Cognoscis-ne me? » Presbyter respondit: « Non. » Miles dixit: « Ego sum Rodbertus, filius Rodulfi, cognomento Blondi, et sum frater tuus. » Cumque presbyter pro tam insperata re vehementer admiraretur, nimiumque pro his quae viderat, ut dictum est, vel senserat, angeretur, miles ei de pueritia utriusque multa coepit recensere, et notissima signa recitare. Sacerdos autem audita optime recolebat, sed ore confiteri non ausus, omnia denegabat. Tandem praefatus eques ait: « Miror duritiam et hebetudinem tuam. Ego te post mortem utriusque parentis nutrivi, et super omnes mortales dilexi. Ego te ad scholas in Galliam direxi, et vestes nummosque tibi copiose porrexi, aliisque multis modis tibi prodesse satis elaboravi. Nunc horum immemor efficeris, meque tantummodo recognoscere dedignaris! »
Tunc presbyter, veridicis faminibus ubertim prolatis, convictus est allegationibus certis, palamque cum lacrymis fassus est affamina fratris. Tunc miles dixit ei: « Merito debuisses mori, nostrarumque particeps poenarum nunc nobiscum trahi, quia res nostras nefaria temeritate invasisti. Hoc nullus alius inchoare ausus fuit. Sed missa, quam hodie cantasti, ne perires te salvavit. Mihi quoque nunc permissum est tibi apparere, meumque miserum esse tibi manifestare. Postquam in Normannia tecum locutus fui, a te salutatus in Angliam perrexi, ibique finem vitae jussu Creatoris accepi, et pro peccatis, quibus nimis oneratus eram, immania supplicia pertuli. Arma quae ferimus, ignea sunt, et nos fetore teterrimo inficiunt, ingentique ponderositate nimis opprimunt, et ardore inexstinguibili comburunt. Hactenus itaque hujuscemodi poenis inenarrabiliter cruciatus sum. Sed quando in Anglia ordinatus fuisti, et primam missam pro fidelibus defunctis cantasti, Radulfus pater tuus suppliciis ereptus est, et scutum meum, quo vehementer angebar, elapsum est. Ensem hunc, ut vides, fero. Sed in anno relaxationem ab hoc onere fiducialiter exspecto. »
Dum miles haec et alia hujusmodi diceret, et diligenter ad eum presbyter intenderet, quasi strumam sanguinis instar humani capitis ad ejus talos circa calcaria vidit, stupensque sic interrogavit; « Unde tanta coagulatio cruoris imminet calcaneis tuis? » At ille respondit: « Non est sanguis, sed ignis; et majoris mihi videtur esse ponderis, quam si ferrem super me Montem Sancti Michaelis. Et quia pretiosis et acutis utebar calcaribus, ut festinarem ad effundendum sanguinem, jure sarcinam in talis bajulo enormem; qua intolerabiliter gravatus, nulli hominum exprimere valeo poenae quantitatem. Haec indesinenter meditari mortales deberent, et timere, imo cavere, ne pro reatibus suis tam dira luerent. Plura mihi non licet tecum, frater, fari, quia miserabile agmen festinanter cogor prosequi. Obsecro, memento mei, precibusque piis et eleemosynis succurre mihi. Nam a Pascha Florum usque ad unum annum spero salvari, et clementia Creatoris ab omnibus tormentis liberari. Tu vero sollicitus esto de te, vitamque tuam prudenter corrige, quae pluribus vitiis sordescit, scitoque quod diuturna non erit. Ad praesens sile. Res, quas nunc ex insperato vidisti et audisti, silentio comprime, et usque ad tres dies nemini praesumas enarrare. »
His dictis, miles festinus abscessit. Presbyter autem tota septimana graviter aegrotavit. Deinde postquam invalescere coepit, Lexovium adiit, Gisleberto episcopo cuncta ex ordine recitavit et ab eo medicamenta sibimet necessaria impetravit. Postmodum fere XV annis vegetus vixit, et haec quae scripto tradidi, aliaque plurima, quae oblivione abolita sunt, ab ore ipsius audivi, et faciem ejus horrendi militis tactu laesam prospexi.
Haec ad aedificationem legentium scripsi, ut in bonis consolidentur justi, et a malis resipiscant perversi. Amodo incoeptam repeto materiam.
ZIMMERISCHE CHRONIK
BAND IV (pp. 124-127)
Solch gescheft mit dem wuteshere ist einest vor jaren bei der frommen welt vil umbher gefaren und mehrmals zu Mösskirch gewesen, aber lenge halben der zeit und user unfleis unserer vorfaren, alles in ain vergess kommen. Es hat auch solches wueteshere nit allain in der nacht sich hören lasen, sonder auch mermals am morgen früe, auch abendts und gegen der nacht sich erzaigt und sehen lasen, dess wir dann ain glaupliche histori haben, die sich bei mentschen gedechtnus im landt zu Franken und dann im closter zu Maulbronnen begeben hat. Es sein zwen vom adel im landt zu Franken wonhaftig gewesen, under denen der ein einer von Seckendorf, der ander aber des geschlechts von Erlikom gewesen. Dieselbigen sein ein andern so feindt gewesen, auch baiderseits ainandern allen unwillen und [1078] widerdrieß zugefüegt, das ieder uf den andern gehalten und den todt getrewet, und ist gleichwol das auch darbei gewesen, das der ain des andern eheweib zu vil haimlich und freundtlich soll gewesen sein. Uf ein zeit aber, als sie baide uf ainandern geritten und gehalten, do ist der von Seckendorf eins abendts, als sich tag und nacht schier von einandern geschaiden, durch ein waldt selbander gerüst, mit ufzognen bögen, geritten, und als er ein gueten weg ins holz, do ist er neben der straß zu ainer capellen kommen, darin bliben sie übernacht. Gegen tag waren sie baide in aller früe uf und ritten wider uf iren halt. Es vergaß aber der junker in dem eilen seiner beden1 hendtschuch, die ließ er in der capellen uf einer todtenbar ligen. Wie er nun uf den halt kompt und seiner plechhendtschuch vermist, do schickt er den knecht, die zu holen. Wie aber derselb dahin kompt, war dess noch dunkel und nit recht tag, so findt er ain feurigs gespenst uf der todtenbar sitzen, das het die hendtschuch2 angelegt und schlueg die in ainandern. Do lief dem knecht die catz den rugken ufhin und wolt lenger nit bleiben, kert umb und sagts seim junkern. Der war übel zufriden, schalt ine seiner kleinmüetigkait; damit kert er selbs umb, die hendtschuch zu holen. Indess facht es an zu tagen; so erhört er, als er ain kleinen weg ins holz geritten, ein wunderbarlichs geschrai, gedöß, clingeln und jämern mit eim grosen brastlen, als ob alle beum im waldt entzwai brechen und umbfielen. Dem von Seckendorf war hiebei nit haimlich, dann er nit wissen mogt, was das für ein wesen, aber wol hörte, das es sich neherte. Derhalben er abwegs gewichen und sich zwischen die peum versteckt. Alda ist er halten bliben. Unlangs darnach do hat er ein wunderbarliche reuterei gesehen, ein tail haben kaine köpf gehapt, nur ain arm, die ross etwann nur zwen füeß, auch ohne ein haupt; vil fueßgenger sein mitgeloffen, under denen etwann der ain auch nur ain schenkel, etwann einer mit einer handt, vil ohne häupter, ein tail halber verbrent, vil, die blose schwerter durch den leib gehapt. In soma, es ist ein sollichs seltzams, abenteurigs gesündle bei ainandern gewesen, dergleichen er sein lebenlang nit gesehen gehapt, ich geschweig das gedöß und prausen, das im luft umbher und dem haufen nachgefaren. Aber under diesem haufen allen ist nichs gewest, darab er sich mehr verwundert, als ab ainem raisigen man, der hat ein weisen, dürren, magern und hinkenden gaul an der handt gefüert, hat ain schlecht claidt angehapt und ist also verwundet gewesen, das im die derm userm leib gangen und über das claidt und das ross hinab gar nahe dem boden eben gehangen sein. Als nun das gefert, wie erzellt, alles ohne sein schaden fürüber (wie man dann sagt, das niemands vom wueteshere was nachtails begegne, so man user dem weg thue weichen), do ist er dem weg oder straßen wider zugeritten. Also ist im noch ainer uf eim raisigen pferdt begegnet, der zu der andern compania3 auch gehört hat, und dieweil derselbig allain gewesen, do ist er erkecket und hat in gefragt, was das für ein haufen leut seien, die unlangs alda fürzogen. Derselb hat im geantwurt, es seie das wueteshere. Do hat er in abermals gefragt, wer aber der seie, so das mager pferdt an der handt füere und dem das gederm über das ross hinab hange. Do hat er widerumb gesagt: »Es gehört dem von Seckendorf zu«, damit hat er in, von Seckendorf, mit dem taufnammen genempt, »der soll von dem von Erlikom, seinem feindt, uf eim solchen weisen, mageren ross von heut über ain jar gewisslichen erschossen werden, und im wurt sein gederm also userm leib über die claider und das pferdt herabhangen.« Der von Seckendorf, als er sich hört nennen und das er der sein, der also von seinem todtfeindt jemerlichen solte umbgebracht werden, erschrack er nit wenig, und wiewol er wenig gern noch mer gefragt, so wolt doch der ander lenger nit bleiben und zohe den andern nach. Der von Seckendorf het den hasen im busem und rit widerumb haim, gieng in sich4 selbs und nam diese abenteurer so hoch zu herzen, das er im endtlichen fürsatzte, ein sinn zu erdenken, damit er eim sollichen jämerlichen todt und insonderhait seinem todtfindt [1079] entpfliehen megte; übergab er den nechsten freunden seine güeter, nam ein klains badtgelt mit sich. Damit kam er geen Maulbronnen ins closter5 und wardt ein convers oder laienbrueder, wie mans nempt. Seitmals aber er sich nit zu erkennen gab, do wust auch niemands, wer er ware. Er blib im closter etliche zeit, und so etwar frembder kam, ließ er sich nit sehen. Letstlich aber verhoffte er, Erlikom were todt oder het sein vergessen, und da er gleich noch lebte, so würd er in doch, sonderlichen in dem habit und beclaidung, nit wol erkennen. Darumb wardt er ie lenger, ie freier, ließ sich zum oftermal für das closter hinauß. Aber Erlikom het wol vernommen, das in Seckendorf gewichen und in ferre in ain closter begeben het. Derhalben raist er von eim closter in das ander. Uf ain zeit und auf den tag, als das jar herumb, das er, von Seckendorf, zu Maulbronnen gewesen, unerkannt und gar sicher seiner sachen, do füegt sich user der verhengnus Gottes, das der Erlikom geen Maulbronnen kam. Wie er dem closter nahet, so ersicht er ohne geferdt den von Seckendorf; der stande beklaidt wie ein laienbrueder und las spen bei den zimerleuten. Wie er in nun erkennt, schreit er ine an, do sei er im worden, iezo sei die stund verhanden, das er daran müese. Seckendorf gab die flucht dem closter zu. Under wegen ersicht er ein ledig, weiß paurenross, ganz mager; darauf sprang er eilendts und understandt sich zu entreiten. Wie er aber sicht, das solichs nit sein mocht, do kert er das pferdt umb, erwüscht ein stangen, der mainung, dem Erlikomer zu begegnen und sich umb sein leben, so böst er künde, zu weren. Hiezwischen aber het der Erlikom sein bogen ufzogen, scheust uf in ab und trifft den Seckendorf mit eim stral, inmaßen im das ingewaidt und die derm über den rock und über das ross abher hiengen, wie im zuvor geweissagt worden. Er het kain craft mehr, fiel ab dem ross und starb und ist zu Maulbronen begraben worden. Der Erlikommer ist entritten. Wo er aber hinkommen oder wie es im weiter ergangen, das ist nit bewist, aber wol zu erachten, er hab hinfüro auch nit vil glücks mehr gehapt und sei kains rechten tods gestorben.
1 beden] hs. bleden; vielleicht auch statt blechen; s. unten z. 40. 2 hendtschuch] über diese sage vom Seckendorfer, sonst auch vom junker Rechberger s. Liebrecht, Germania XIV, 401 ff.; s. auch Wendunmuth I, 67, und darnach Stockhausen, Mira praesagia mortis (1698) s. 53; Eichholtz, Quellenstudien zu Uhlands Balladen (1879) s. 63 ff.; Eichholtz kannte diese chronikstelle nicht. 3 compania] hs. copania. 4 sich] hs. sichs. 5 ins closter] vgl. die folgende erzählung s. 127, 22 ff.