J’ai eu une super idée. Mais vraiment, vraiment, super. Tellement bonne que je me suis dit, celle-là, tu vas la noter pour pas l’oublier. J’ai pris un grand bloc note et j’ai tout consigné. Malheureusement, c’était en rêve. Au réveil, plus de bloc note, plus d’idée. Seulement le souvenir d’en avoir eu une. Parfois, ça se joue à rien, le succès. C’est écœurant.
Vous savez ce qui est encore plus écœurant ? Le container à poubelles du supermarché où je travaille. Selon mon patron, il est écœurant car les sacs qu’on y met ne sont pas fermés, attirent les mouches et créent des odeurs. Selon moi, il est écœurant car, après que je lui réponde ce matin que bien sûr qu’on les fermait avant de les jeter, les sacs, qu’il y avait simplement des gens qui venaient se servir dans le container la nuit, il a décidé d’y mettre une chaîne et un cadenas.
Ben oui. Empêchons, les gens de venir chercher les kilos de pain sec et de fruits à peine abîmés que nous jetons chaque jour. Rendons plus dure la vie à des gens qui ont tellement la dalle et peu de moyens qu’ils se servent dans une poubelle si sale depuis des mois que je retiens ma respiration à chaque fois que j’en soulève le couvercle. Faim, pas faim, rien à faire. Foutent des miettes partout ces cons-là, c’est insupportable. Les pauvres sont vraiment dégueu, on le répétera jamais assez. Et puis un cadenas et une chaîne, c’est quand même moins cher que de payer quelqu’un pour nettoyer le container deux fois par mois.
Bref, une matinée, deux déceptions. Je vais arrêter l’article là pour aujourd’hui, je voudrais pas vous contaminer avec mon humeur à massacrer des petits chiens. À demain.
Levé à 8h du matin, couché à 6h du matin. Telle fut la journée d’hier. Aujourd’hui, j’ai mal au crâne et de légères nausées. Dans deux heures, je dois être au travail. Ça va pas être joli.
Mais ce fut une très belle journée, riche en émotions.
J’ai acheté des livres pour la première fois depuis deux ans. Avant, avec tous ces déménagement, je n’osais pas. À Bruxelles, les livres, comme la bouffe, coûtent une blinde. Faudra que je pense à m’inscrire à la bibliothèque.
Je comptais me mettre à les lire, quand nous nous sommes montré nos têtes. Oui. Un petit groupe de moins d’une dizaine de personnes qui parlons chaque jour sur internet depuis plus d’un an. Je dis chaque jour, j’exagère presque pas. Sur une année, il y a peut être une trentaine de jours en tout durant lesquels le serveur de discussion est resté silencieux. On se parlait donc, depuis plus d’un an, développant de vrais liens d’amitié, et on savait même pas à quoi ressemblaient les uns et les autres. Maintenant on sait. Surprise, nous somme tous beaux et belles. Si on l’avait pas été ça n’aurait rien changé. C’est du bonus.
Je me disais que juste après que l’effervescence du moment soit passé, j’allais enfin lire mes bouquins. Mais mon téléphone a sonné. Des collègues de travail m’invitent à faire un repapéro. Bien sûr, je dis oui. Ça fait trois ans que ma vie sociale, hors internet, est au point mort, je ne vais pas refuser de venir quand quelqu’un pense à m’inviter. C’était chouette, on a très bien mangé, on a beaucoup parlé, bien bu aussi et joué au Carrom, ou billard indien. Connaissais pas. Connaissiez ? Bien plus sympa que le billard traditionnel. On risque pas de trouer le tapis, il n’y en a pas. Pas de boules mais des palets, pas de canne, on joue avec les doigts. Essayez si vous en avez l’occasion, et si vous n’avez pas les doigts tordus comme moi.
Voilà, vous savez tout. Maintenant laissez-moi me recoucher une demie heure. Avec un peu de chance, je n’aurais plus les yeux rouge en me re-réveillant. Je ne prends pas le temps de relire cet article. Si vous trouvez des fautes, gardez-les. Trouvé c’est trouvé, reprendre c’est voler.
Vous je sais pas, mais moi, je me sens ici chez moi.
Comment expliquer qu’après des années à Montpellier qui me semblait être devenu une prison pour ne pas dire un caveau, une année à Lyon où j’avais le sentiment que je ne pourrais jamais vraiment faire mienne cette ville, une année à Prague où tant de touristes se pressent dans tellement de lieux faits pour eux qu’on a du mal à en retrouver le pittoresque malgré sa beauté et sa richesse culturelle, comment donc expliquer qu’après tout ça, et je sais la phrase est longue mais si vous avez perdu le fil recommencez depuis le début en lisant lentement et suivez avec le doigt, depuis que je suis en Belgique, je n’ai pas éprouvé une seule fois l’envie d’aller voir ailleurs ?
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, mauvaises langues. Tout n’est pas parfait. Non, contrairement à la croyance populaire, les Belges ne sont pas tous gentils. Non, les rues de Bruxelles ne sont pas toujours de la plus grande propreté, et les enchevêtrements des bâtiments d’architectures diverses ne sont pas toujours du meilleur goût. Non, la vie n’est pas bon marché. Mais quoi, je n’y peux rien, je m’y sens bien. Au moment où je vous écris, je m’imagine parfaitement y passer ma vie, et je n’arrive pas à m’en expliquer les raisons.
J’ai quelques pistes, mais rien qui ne sonne comme une grande révélation. Par exemple, j’aime m’y promener, à Bruxelles, et causer un brin avec les commerçants, les passants, les voisins de table. Jusqu’à maintenant, eux et moi avons toujours trouvé un sujet de conversation, pour dix secondes ou vingt minutes, qui fait naître une éphémère connivence et nous fait nous quitter avec un léger sourire.
Je me régale de trouver de petites œuvres d’art à chaque coin de rue, et de grandes sur chaque place, dans chaque parc. Car des parcs, il y en a. Et de la verdure. Et des animaux. Rien à voir avec les pelouses sèches et jaunes gratte-cul du sud de la France, assorties de ces places sans un arbre où vous abriter du soleil qui cuit les crânes.
J’ai parlé de la musique ? Non, j’en ai pas parlé. Évidemment, avec ce virus présent depuis mon arrivée et qui ne semble pas vouloir nous foutre la paix dans l’immédiat, j’imagine que je n’ai rien vu de la vie musicolocale. Mais rien qu’à l’air libre, tout le temps qu’a duré le printemps, on pouvait entendre ici un groupe, là une sono, à l’occasion d’une guinguette, d’une kermesse ou même d’un mariage. Et le joueur d’orgue de barbarie ambulant, qui m’a réveillé un des mes rares jours de repos, j’espère au fond qu’il repassera sous mes fenêtres à 10h du matin.
Je sais bien. Je suis là depuis peu, j’aurais bien le temps de me lasser, de trouver des défauts aux pavés, de trouver les gens et leur conversations aussi moyens qu’ailleurs. Mais pour l’instant, malgré l’appartement minable dans lequel je vis, dans un immeuble à peu d’années de tomber totalement en ruine, je vous le dis : je me sens chez moi comme je ne m’étais encore jamais vraiment senti chez moi ailleurs. Le chez moi que j’attendais. Celui, un peu flou, que j’imaginais depuis quelques paires d’années.
Hein ? Mes états d’âmes, ça vous fait une belle jambe ? Eh ben profitez-en pour enfiler un short et allez la montrer par rues et par champs aux badauds ébaubis, plutôt que de faire des commentaires désobligeants. Bande de malpolis.
Combien de fois devrais-je vous le répéter ? Je suis un être d’inconséquence. Ce n’est pas parce que je vous ai dit hier que nous aborderions un nouveau sujet que je m’y tiens aujourd’hui.
Hier, donc, dès la publication de l’article, je reprenais mes recherches sur ce fameux air, et fouillais du côté de la plus vieille source citée sur divers sites. Laquelle est-elle ? Colin prend sa hotte. L’article dit que l’air de cette chanson-là ressemble étrangement à l’air qui nous intéresse, et qu’il fut publié en 1719 par Christophe Ballard.
Pour ma part, je l’ai trouvé dans un livre publié par Christophe Ballard, en effet, mais en 1704 : Brunetes ou petits airs tendres, avec les doubles, et la basse-continue, meslées de chansons a danser. Recüeillies & mises en ordre par Christophe Ballard, seul Imprimeur de Musique, & Noteur de la Chapelle du Roy. Tome second.
Il m’est impossible de résister à écrire ces titres en entiers, c’est comme ça. Vous pouvez retrouver ce livre numérisé sur le site de la bnf ici.
Mais qu’est-ce qui m’a poussé à revenir sur ma parole et vouloir vous le partager aujourd’hui ? D’une le fait qu’il s’agisse encore d’un gougeât qui interagit avec une femme, thème qui à l’air de coller de près à cet air, et de deux le fait que je ne savais absolument pas quoi vous raconter aujourd’hui.
Voilà donc à quoi ressemble cet air de Colin prend sa hotte :
et ce que ça donne une fois joué :
Mais, évidemment, ce sont les paroles qui m’ont intriguées, car on peut y voir un Colin se croyant tout permis, et une Godon ne se laissant pas faire, qui nous rappelle que même avant 1700 le consentement n’était pas une notion purement décorative.
Colin prend ſa hotte,
Et ſon hoqueton :
S’en eſt allé voir
La belle Godon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
S’en eſt allé voir
La belle Godon,
La trouva dormant,
Auprés d’un buiſſon
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
La trouva dormant,
Auprés d’un buiſſon
Il s’approche d’elle
Luy prit le menton,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
Il s’approche d’elle
Luy prit le menton,
La Fille s’éveille,
L’appella Fripon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
La Fille s’éveille,
L’appella Fripon,
J’iray en Juſtice,
J’en auray raiſon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
J’iray en juſtice,
J’en auray raiſon,
Pardonnez la Belle,
A ma paſſion,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
Pardonnez la Belle,
A ma paſſion,
La faute en eſt faite,
N’y a point de pardon,
Bon, Haut le pied, Fillette,
Ma Mer’ vend du ſon.
Voilà. C’est pas joli joli.
Vous vous demandez sans doute ce que peut bien vouloir dire « haut le pied, fillette, ma mère vend du son ». Moi aussi. D’après mes recherches, le sens le plus probable en est : « Godon, dépêchons nous de baiser, ma mère est partie au travail ». Mais mère au travail ou pas, il me semble être clair que Godon n’est pas super chaude. Et non, c’est non.
Quant à l’air et à la structure, c’est vrai qu’il y a quelque chose de Kradoutja. Cela dit, c’est tout de même une mélodie très basique, je ne mettrais donc pas ma main à couper que les deux airs soient reliés.
Police d’écriture utilisée pour la reproduction du texte ancien : IM FELL DW Pica. The Fell Types are digitally reproduced by Igino Marini. www.iginomarini.com
Dans la cour de l’école primaire, mes camarades chantaient une drôle de chanson. Une drôle de chanson fort raciste. C’était le début des années 90, nous étions dans le sud de la France, quasiment les pieds dans l’eau de la Méditerranée, et voilà ce que disaient les paroles :
Je m’appelle Moustapha, et j’habite au sahara,
Je joue du tam-tam sur le cul de ma bonne femme,
Elle me dit : « salaud », alors je sors mon grand couteau,
Elle me dit : « assassin », je lui coupe les deux seins.
Délicieux n’est-ce pas ? On a tous envie de voir son enfant de six ans rentrer à la maison cette gerbante chanson aux lèvres. Mais c’était comme ça, les cours d’école, à mon époque.
Et sur quel air chantaient-ils ça les enfants ? C’est plus compliqué. Disons qu’en France, on dira le plus souvent qu’il s’agit de l’air de « Travadja la moukère », qualifiée de chanson de pieds-noirs, ou de chanson des soldats français en Algérie. Connue, selon les sources, depuis au moins 1910 ou 1940. Belle fourchette. On verra un peu plus loin que cet air est en réalité bien plus ancien.
Voici un court extrait de l’interprétation qu’en fait Mohammed ben Abd-el-Kader :
Comment en est-on arrivé là ? C’est la question que je me suis posé depuis l’enfance, sans jamais vraiment faire de recherche à ce sujet. Depuis, précisément, que mes parents m’ont offert la cassette vidéo de L’Étrange Noël de monsieur Jack de Tim Burton, qui s’ouvrait sur le court métrage Vincent, du même réalisateur.
Quelle était la bande originale de ce court métrage ?
Comment. Comment ? COMMENT ??
C’était impossible à comprendre pour mon cerveau d’enfant. Tim Burton avait-il été élève dans mon école ? Chantait-il « Moustapha » sans comprendre la portée des paroles même si ses parents faisaient les gros yeux ? Un vrai mystère.
Bon, clarifions. Il semblerait qu’il s’agisse en réalité d’un air traditionnel Algérien nommé Kradoutja, connu en France depuis le XVIIe siècle. Enfin, c’est ce qu’on dit. Personne n’a retrouvé de partitions en attestant. On trouve par contre des partitions d’airs similaires depuis le XIXe siècle (voire XVIIIe).
Mais comment cet air s’est il retrouvé dans un film de Tim Burton ? Il semblerait qu’il ait été popularisé aux États-Unis par la chanson The Streets of Cairo de James Thornton, publiée en 1895. Depuis, dans l’inconscient collectif américain, cet air est lié à la danse du ventre et aux charmeurs de serpents.
Et les charmeurs de serpents, comment charment-ils les serpents ? En leur jouant de la flute. Et que fait le petit Vincent au début de Vincent ? Il joue de la flûte.
Voilà. Maintenant je sais, et vous savez aussi.
Bon, j’ai rédigé cet article en une heure. Et je me suis bien rendu compte en commençant à me documenter qu’il s’agissait là d’un très gros morceau d’archéologie musicale et folklorique. Je m’engage donc à préparer un petit dossier bien roboratif au sujet de cet air, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Laissez-moi du temps.
Je tiens tout de même à vous dire que selon Ethan Hein, aux États-Unis aussi, les enfants, et les adultes, mettent des paroles sur cet air, et voilà ce que cela peut donner :
Mais ce n’est pas tout ! Wikipédia nous dit : « Alternate titles for children’s songs using this melody include « The Girls in France » and « The Southern Part of France » » ou encore « They Don’t Wear Pants in the Southern Part of France. »
Et voici deux versions des paroles de ces chansons, toujours données sur wikipédia :
There’s a place in France
Where the ladies wear no pants
But the men don’t care
’cause they don’t wear underwear.
ou
There’s a place in France
Where the naked ladies dance
There’s a hole in the wall
Where the boys can see it all
Cavanna disait quelque chose du genre les Français sont pour les Américains ce que les Italiens sont pour les Français, et ce que les Arabes sont pour les Italiens. C’était pas la phrase exacte, c’était peut-être même pas ça du tout. Mais ça illustre bien ce retournement de situation. On remarquera que, dans tous les cas, de Moustapha aux Martiennes, c’est la femme qui est nue, qu’on reluque, qui est l’objet de fascination ou sur laquelle on tape. Pas bravo.
Allez, un petit dossier sur cet air de musique qui traverse les époques dès que j’en ai le temps, et demain un article certainement sans aucun lien.
Aujourd’hui, alors que je marchais paisiblement, un doute violent m’assaillit. Quel nom donne-t-on déjà à l’art des hommes préhistoriques ?
Je ne me souvenais plus. L’art rupestre ? C’est ça ? Peut-être bien. Mais l’art rupestre ce n’est pas celui qu’on fait tranquillement installé à la campagne ? Non, ça c’est l’art champêtre. L’art champêtre, ne cherchez pas, ça n’existe pas. Pas plus qu’il n’y a de gardes rupestres.
Garde champêtre, c’est un joli nom. En vérité cela veut dire policier. Ce qui est moins bien connoté de nos jours. Il ne faut donc pas le confondre avec le garde forestier. Garde champêtre, en France, c’est policier de la police rurale. Qui n’est pas la même chose que la police municipale. On devrait sans doute appeler les policiers municipaux des gardes villageois, et ceux de la police nationale des gardes intervilles, ce qui rappellerait cette vieille émission rigolote qui rythmait nos étés d’enfance. Enfin bon, monsieur le ministre de la justice française, si vous trouvez la police par trop mal aimée, c’est une idée.
Mais revenons à l’art préhistorique. Alors que je marchais toujours, le terme art pariétal fit un joli pop quelque part dans mon cerveau. L’art pariétal, oui. Ce doit être ça. Ou est-ce autre chose ? L’art pariétal ne serait-il pas le pendant masculin de l’art marital ? Non impossible, le mariage n’est pas un art mais une erreur. Ce doit donc bien être ça, l’art pariétal.
Aussi tôt rentré de ma promenade, je lance une recherche wikipédia. Et voilà donc le fin mot de l’histoire :
Vous vous demandez maintenant ce qui a déclenché cette réflexion, et c’est bien normal. Pardon ? Si, faites-moi confiance, vous vous le demandez. Peut-être sans même vous en rendre compte. Et, dans tous les cas, si vous ne vous le demandiez pas, vous vous le seriez demandé dans quelques heures, ça ne fait aucun doute.
Eh bien voilà. Cette question m’est venue car je me demandais comment qualifier cette œuvre :
Magnifique n’est-ce pas ? Ce n’est pas une blague, j’aime beaucoup cette peinture. J’aime croire qu’il s’agit de renards. Renards roux. Animaux présents à Bruxelles. Certains les trouvent envahissants, d’autres adorables. Vous pourrez d’ailleurs tomber, à différents endroits de la ville, sur des renards peints par l’artiste Rose Delhaye, assortis de la phrase : « je ne suis pas un nuisible. »
Personnellement, j’irais pas les caresser mais enfin, ils ont le droit de vivre comme nous et, pour ma part, même en me promenant tard, je n’en ai encore jamais croisé.
Mais cette peinture-ci, art rupestre ou pariétal ? Pensez-vous que je sois allé me promener dans une grotte ? Non. Car j’ai peur des araignées. Voici donc cette peinture dans son environnement naturel :
Je ne sais pas si on peut dire fraîchement débarqué quand on est là depuis dix mois. Même si j’ai passé les six premiers à bosser comme un âne, enfermé dans un supermarché. Essayons autre chose.
Débarqué à Bruxelles, je me…
Oui mais alors là, on perd le côté petit nouveau dans le coin. Ça ne m’arrange pas puisque je veux vous causer du fait que je ne connais pas la ville et que j’y découvre donc chaque jour de nouvelles choses. Et puis je suis arrivé par route et pas par mer, débarqué ne convient pas franchement. Bon.
Arrivé en bus à Bruxelles il n’y a pas si longtemps, mais pas non plus très peu de temps, je découvre chaque jour un peu plus cette magnifique capitale.
C’est vrai que c’est beau, des parcs toutes les trois rues, des architectures foisonnantes ! Tournez la tête à gauche, vous verrez un immeuble Haussmannien, tournez la tête à droite, vous verrez…
Nom de dieu…
Je…
C’est…
Qu’est-ce…
Écoutez, tout compte fait, je vais peut-être rester enfermé à bosser six mois de plus.
Je n’ai pas été tout à fait honnête avec vous. Dans l’article de mardi dernier, quand je disais être sorti pour trouver l’inspiration, fondre un peu de graisse et respirer l’air frais, j’avais omis l’une des principales raisons de ma promenade : retrouver une vieille échoppe délabrée, devant laquelle j’étais passée quelques semaines auparavant.
Ce jour-là, mon amie et moi avions envie de nous promener. – On va où ? que je demande. – Tu veux aller au marché aux puces ? Il y en a un grand, place du Jeu de Balle, me propose mon amie. – Okay, que je dis. Et nous voilà partis de bon matin.
Nous descendons la chaussée d’Ixelles, et paf ! Prise de tête. Direct. Pour des broutilles, sur un quiproquo. Nous suivons le boulevard de Waterloo jusqu’à la station Louise, puis nous dirigeons vers la place Poelaert en longeant le palais de justice, tout ça sans plus nous adresser un seul mot.
Nous descendons enfin la pente qui mène à la rue des Minimes, et c’est là que nous renouons le dialogue. Tout occupés à parler et faire retomber la tension, nous nous dirigeons vaguement vers les Marolles, quartier où se trouve la place du Jeu de Balle. Vaguement, car n’y étant jamais allé moi-même, et mon amie n’ayant pas l’ombre du début de la queue d’un sens de l’orientation.
C’est comme ça qu’au hasard d’une rue, nous tombons sur l’étrange échoppe. Devanture en bois vert, aucune inscription, large vitrine. Dans la vitrine, un curieux spectacle. Des sortes de… poupées ? automates ? pantins ? sont posés là, sinistres, à pourrir lentement sous les yeux des passants qui pourtant ne semblent pas y prêter attention. Un rideau derrière eux interdit de voir ce qui se trouve dans le reste du local semble-t-il à l’abandon. Ce spectacle me fascine autant qu’il me met mal à l’aise.
Mais je décris mal. Des images seront plus parlantes.
Alors ? Ça met pas mal à l’aise, ça ? Si, que ça met mal à l’aise.
Enfin bon, nous avons avancé, sommes tombés sur la place du Jeu de Balle et son marché aux puces, où je n’ai acheté ni cette photo grand format et encadrée d’un enfant souffrant de déficience mentale, ni ce petit portrait peint d’un chien dans un costume d’époque. Comprenez-moi, j’étais encore sous le choc de cette rencontre, rien ne pouvait plus m’impressionner ce jour-là.
Dès le lendemain, j’ai voulu retourner voir cette vitrine et demander aux riverains de quoi il s’agissait. Atelier de marionnettiste à l’abandon ? Artiste contemporain souhaitant créer le malaise ? Eh bien figurez-vous que je n’ai jamais pu la retrouver. Je suis retourné quatre fois dans le quartier, j’ai passé plus d’une dizaine d’heures à arpenter les rues dans ce seul but. Rien.
Heureusement que j’ai pris les photos, si ça n’avait pas été le cas, j’aurais commencé à douter de ma santé mentale.
…et dont je vous parlais hier s’appelle toujours Don’t Think I’ve Forgotten: Cambodia’s Lost Rock And Roll, et il est remarquable. C’est bien dommage qu’on ne le trouve qu’à la location, et un peu cher.
Que vous en dire maintenant ? Qu’il donne envie de trouver toutes les chansons des artistes présentés ? Oui. Qu’il donne envie de prendre un instrument, de monter un groupe avec ses amis et de chanter ? Oui. Qu’il fait voir comment liesse et horreur sont juxtaposées sans transition aucune sur la frise du temps ? Oui. Qu’il rappelle qu’il n’y a rien à attendre de bon des gouvernements américains ni des communistes ? Oui. Que vous devriez vraiment le regarder ? C’est vous qui voyez. Que si vous êtes sensible vous devriez quand même prévoir un paquet de mouchoirs ? Oui.
Les images sont d’archives. Les interviews sont récentes. Les langues sont le khmer, le français et l’anglais. Les artistes sont, entre autres, Sinn Sisamouth, Ros Serey Sothea, Sieng Vathy, Pen Ran, Huoy Meas, Yol Aularong et les groupes Baksey Cham Krong et Drakkar.
Bon, on va pas s’éterniser là-dessus. Matez-le, matez-le pas, à vous de voir. Vous avez toutes les infos nécessaires pour ou pour pas.
Tout cela m’a quand même rappelé que, quand j’étais gamin, le patron de ma mère était Cambodgien. C’était pas un gars très sympa. C’était même un vrai con. Il a viré ma mère parce qu’elle était enceinte de moi, elle avait 21 ans. L’a reprise plus tard. L’a jamais augmentée, alors qu’elle était l’une des meilleure vendeuse de la ville dans son domaine. Ma mère a fini par se barrer de là, avec toute sa clientèle. Tant pis pour lui. Je sais pas comment ni pourquoi ni quand il a atterri en France. Le mec était quand même patron d’une des plus grandes pharmacies de la ville.
Bien plus sympathique, l’une des collègues de ma mère de la même époque était également Cambodgienne, assez maltraitée par ce patron également. Je crois avoir compris qu’elle lui devait quelque chose. Peut-être simplement le fait d’avoir du travail. Elle était extrêmement gentille, et je me souviens d’elle toujours souriante. Elle nous offrait souvent de la nourriture traditionnelle et des nems qu’elle nous disait préparer le soir avec ses enfants devant la télé. Généreuse, et pourtant pas très argentée : au smic, comme ma mère, mais seule avec deux enfants. Son fils était un peu plus jeune que moi et je me souviens que ma mère lui donnait tous mes habits dès qu’ils devenaient trop petits pour moi. Ma mère devait l’aimer pas mal, parce qu’en vérité elle me poussait souvent à lui donner mes habits même s’ils m’allaient encore bien.
Je vous parle de ça… j’avais entre 6 et 9 ans je pense, c’était la première moitié des années 90. Maintenant que je connais un peu mieux l’histoire, je me demande par quoi ces gens sont passés.
Allez, secouons ces souvenirs ! Demain on part sur autre chose. Je sais pas quoi encore, mais je trouverai bien.
…mais dont j’ai écouté la bande son des dizaines et des dizaines de fois, Don’t Think I’ve Forgotten: Cambodia’s Lost Rock And Roll, est un documentaire réalisé par John Pirozzi.
L’album, de la musique du film, je suis tombé dessus par hasard à la bibliothèque de Lyon. Je l’ai écouté, je l’ai adoré, je l’ai copié, j’ai scanné le livret, j’ai conservé tout ça comme un trésor précieux, car à l’époque je ne trouvais aucun moyen de me procurer le disque ou documentaire sur internet ou en boutique.
Petit saut en arrière. 1941. Norodom Sihanouk a 18 ans. Et 18 ans, ça se fête, on vous fait de beaux cadeaux. Le cadeau de Norodom Sihanouk, c’est d’être couronné roi du Cambodge. Il aurait peut-être préféré un vélo, mais enfin, un cadeau c’est un cadeau, il dit merci et il embrasse la famille parce qu’il est poli.
Et il n’est pas que poli, il est également cultivé et raffiné. Il peint, il écrit des poèmes, il réalise des films, et, comble du raffinement, il renvoie les Français chez eux en 1953 en négociant l’indépendance du Cambodge qui fait jusque là partie de l’Indochine française.
Mais en vérité, ce qu’il aime par dessus tout, ce bon roi, c’est la musique. Il compose, il fait des concerts, il chante, il joue du sax, il connait la musique classique européenne, la musique moderne états-unienne… tout. Il fait monter des orchestres nationaux, fait organiser des concours de chants aux quatre coins du royaume. Il inspire toute une jeunesse à prendre les instruments et à faire du monde sonore un monde plus beau. Le métier de musicien n’était pas un métier noble ? Il le deviendra, en partie grâce à son influence.
Et voilà ce qu’on peut entendre au Cambodge dans les années 60 et jusqu’en 1975 :
Pourquoi jusqu’en 1975 ? Parce que depuis quelques temps déjà, les Américains mènent leur guerre chez les voisins, le Vietnam et déstabilisent toute la région. Sihanouk souhaite que son pays reste neutre, mais perd peu à peu de son influence. En 1970, son régime est renversé au cours d’un coup d’état soutenu en douce par les Américains (pour changer).
Dans une tentative de revenir au pouvoir, il s’allie avec ses adversaires d’alors, des communistes, qu’on appelle les Khmers Rouge. Une grande partie des paysans et des campagnards les rejoignent tout en restant fidèles au roi. Ça peut chémar, s’est-il sans doute dit. Ben ça a pas chémar. Pas du tout.
Les Khmers Rouges n’ont aucune intention de partager le pouvoir, veulent tout mettre en commun mais prêtent pas leurs jouets ceux-là. En avril 1975, ils le prennent totalement, le pouvoir. Ils appliquent alors leur idéologie radicale, radicalement. Plus de possessions personnelles, plus de liberté de mouvement, le pays est transformé en une immense ferme-prison. Et ils massacrent, massacrent, massacrent tout ce qui n’est pas de leur bord, ceux qui ont eu des liens avec le gouvernement précédent, les minorités ethniques. Combien de morts ? Oh… 1,5 à 2 million de personnes. Un quart de la population totale, à la louche, on va pas chipoter.
On estime aujourd’hui que 9o% des artistes et des intellectuels sont morts exécutés, morts de faim ou de maladie. Rock is dead, et c’était vrai.
Cette histoire me hante. Ces chansons aussi. Et si je les aime d’abord pour la musique en elle-même, elles ont maintenant une profondeur inatteignable par un tube de l’été quelconque, grâce à cet album et à son livret très détaillé, où tout ce que j’ai écrit ici est raconté (en anglais), et où sont dressés en doubles pages les portraits d’une quinzaine de musiciens de l’époque.
Et vous savez quoi ? Aujourd’hui, en rédigeant cet article, j’ai découvert que le film était enfin accessible. On peut le louer sur viméo. Vous savez maintenant comment je vais utiliser le temps libre qu’il me reste avant d’aller au travail. Je vous laisse avec le teaser.