Vous souvenez-vous de ce que je racontais hier à propos des touche-à-tout, bons à rien ? Et bien, croyez-le croyez-le pas, je tombais l’après-midi même sur Dominique d’Eugène Fromentin dans une boîte à livre du quartier des Aubes. Non ? Si ! Vous ne voyez pas le rapport ? Attendez, ça va venir, moi non plus je ne me doutais de rien sur le moment. Absolument aucune idée de ce que ça pouvait être comme type de livre. Je regarde donc la quatrième de couverture, c’est un fac-similé d’une page manuscrite du roman, illisible. Bien obligé, j’ouvre le bouquin et je me mets à lire la préface. Quel choc ! Voyez ce qu’écrit André Fraigneau, le préfacier :
« … si encore il se fût agi de quelque intrigue « haute en couleur » avec des héros à turbans ou à burnous… le pittoresque littéraire eût rassuré un public qui ne redoute rien plus que les « touche-à-tout ». Il a fallu, si je ne m’abuse, attendre la boutade d’Erik Satie pour faire justice des préjugés entourant et accablant de mépris la notion « d’amateur » : « Les grands artistes, s’est écrié l’auteur de Socrate, sont tous des amateurs. Voyez Léonard de Vinci, Wagner, etc. » Du vivant même de Léonard, combien de fanatiques de sa peinture se sont-ils plaints de tant d’années de consacrées par le maître à des recherches scientifiques bien vaines (l’automobile, l’aviation). Les musiciens traditionalistes, profitant de la jalousie amoureuse de Nietzsche, n’ont pas hésité à traiter Wagner d’ « histrion », voire de « faussaire ». »
Et voilà ! Heureusement que M. Fraigneau était là. J’aurais pu croire toute ma vie que j’étais un raté, alors qu’en réalité je suis un génie. Dès fois, ça tient à peu de chose l’estime de soi. Mais arrêtons-nous là à ce sujet, Erwan va encore dire que les blogueurs sont narcissiques. Pourtant vous êtes bien témoins, ce n’est pas moi qui me jette des fleurs ! C’est André Fraigneau.
D’ailleurs, qui est ce monsieur ? Coup d’œil rapide sur Wikipédia : « André Fraigneau, né en 1905 à Nîmes et mort en 1991 à Paris, est un écrivain et éditeur français. (…) Lecteur aux éditions Grasset, il est notamment l’éditeur de Marguerite Yourcenar. Homosexuel, il repousse assez brutalement les avances que lui fait cette dernière (…) En 1941 il fit partie du groupe d’écrivains français qui se rendent à l’invitation de Joseph Goebbels au Congrès de Weimar (…) » Okay… C’est trop dense pour un dimanche matin, j’irai fouiller plus en détail un autre jour.
Toujours est-il que j’ai scrupuleusement feuilleté le livre, et trois passages ont été soulignés au crayon gris par un·e précédent·e lecteur·rice, trois passages d’une à trois phrases seulement sur trois cent trente-six pages, je vous les rapporte :
« Leur exemple ne m’apprit rien, leur conclusion, quand ils concluent, ne me corrigea pas non plus. Le mal était fait, si l’on peut appeler un mal le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j’entrai dans la vie sans la haïr, quoiqu’elle m’ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi inséparable, bien intime et positivement mortel : c’était moi-même. » p. 99
« Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable, tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et soupçonneux comme un juge, cet état de permanente indiscrétion vis-à-vis des actes les plus ingénus d’un âge où d’habitude on s’observe peu, tout cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou d’excitations qui me conduisaient tout droit à une crise. » p. 100
« Toute la question est là : trouver ce qui convient à sa nature et ne copier le bonheur de personne. Si nous nous proposions mutuellement de changer de rôle, tu ne voudrais jamais de mon personnage, et je serais encore plus embarrassé du tien. Quoi que tu en dises, tu aimes les romans, les imbroglios, les situations scabreuses; tu as juste assez de force pour friser les difficultés sans avaries, assez de faiblesse pour en savourer délicatement les transes. » p. 278
J’adore lire ce que les gens soulignent dans un livre, surtout si je ne compte pas le lire, sinon j’avoue que c’est un peu chiant. Enfin bref, c’est là, vous en faites ce que vous voulez. Ça fait écho à quelque chose en vous ou c’est le silence total ? C’est vos oignons. Tout ce qui compte, c’est qu’aujourd’hui je vous ai pondu un article de sept cent mots dans lequel plus de la moitié du contenu n’est pas de moi et vous ne vous êtes aperçu·e de rien. Un génie je vous dis.