Voyez comme je calcule peu. En essayant ma tablette graphique hier, et en dessinant ce que j’ai dessiné, j’aurais pu choisir de ne publier la monstruosité qu’à l’occasion de la Saint Valentin, ce qui aurait été thématique. Eh bien non, car, je vous l’ai dit, je ne calcule pas. Pourquoi réserver l’amour et le cul à la Saint Valentin, l’horreur et l’angoisse à Halloween ? Suivre la vague pour surfer sur la tendance, comme c’est vulgaire. Mais puisque je trouve également vulgaire de trouver les choses vulgaires, laissez-moi me dédouaner de ce comportement tout à fait empêtré dans le snobisme vulgueux en vous avouant qu’en vérité je n’ai aucune notion des dates, fêtes et anniversaires. La chandeleur c’est quand ? Aucune idée ? L’anniversaire de ma mère ? C’est quand elle m’envoie le SMS « Tu n’as rien oublié aujourd’hui ? »
Je calcule peu et pourtant je peux vous dire que cela fait déjà cinq jours que je suis de retour en France pour un petit entracte dans ma vie de travailleur à Prague.
Tout ça a commencé bien petitement. Passons donc sur l’essentiel, et plongeons sans attendre au cœur de l’anecdotique. On aura bien le temps de revenir sur mon emploi de ces quatre derniers mois et sur ma démission un jour. On aura le temps ? J’espère. Faudra pas calancher avant, ni vous ni moi.
Arrivé en bus à Lyon, je cherche un journal à me mettre sous la dent de l’œil pour patienter jusqu’à l’annonce dans quelques heures de mon train destination le Biterrois. Pas un tabac presse ouvert dans le quartier. Je me rabats sur une librairie, tombe sur le roman Kitchen de Banana Yoshimoto (吉本ばなな), suivi de la nouvelle Moonlight Shadow. J’achète. Si vous tombez dessus, ne vous laissez pas tromper par la quatrième de couverture. Ici pas de petites recettes qui réchauffent les estomacs et les cœurs, mais du deuil à toutes les sauces. Non, ne dites rien, je me déteste bien assez comme ça quand j’essaie de filer des métaphores aussi piètrement. Du deuil, donc, par nuits claires, du deuil par jours de neige, du deuil d’âge mur, du deuil de jeunesse, du deuil qui étouffe, du deuil qui rappelle à ceux qui restent de respirer. Je me suis enfourné ça dans les six heures suivant l’achat, je conseille ce bouquin à tout le monde. Cela dit, je n’ai pas fait le trajet jusqu’à chez mes parents l’esprit aussi léger que si je ne l’avais pas lu. Quoi que, quand on voit la gueule des journaux en France, ç’aurait peut-être été pire si j’en étais resté à ma première idée.
Le lendemain, ma mère avait réuni la famille, que je n’avais pas vue depuis presque un an, pour de petits retrouvailles dominicales. Malgré les réjouissances, nous attentions le coup de fil de Barcelone qui devait nous informer de la mort du cousin de ma mère et mes tantes. Le médecin de l’hôpital psychiatrique avait prévenu, plus que quelques heures. Cet homme, que je n’ai que peu côtoyé mais dont j’entendais fréquemment parler, et que j’appréciais notamment car dans sa jeunesse il s’amusait, accompagné de sa guitare, à chanter les chansons de Brassens qu’il traduisait en Catalan, cet homme, donc, a chuté en quelques années à peine tous les étages de ce grand immeuble HLM en béton pourri qu’est la vie, avant de venir s’écraser la gueule sur l’asphalte. Tut tut, relisez plus haut ce que j’ai dit de l’enfilage de métaphores. En quelques années, donc, moins de dix ans, sa femme l’a quitté, il a perdu son emploi, il a subi une opération à cœur ouvert suite à laquelle il a perdu son second emploi, est tombé dans l’alcoolisme (ou peut-être était-ce avant que ça femme ne le quitte, mystère), forcé de retourner partager le logement de 30 m² de ses parents septuagénaires dans la banlieue barcelonaise, s’est découvert Alzheimer comme son père, est devenu presque légume en quelques mois, a atterri dans un hôpital psychiatrique parce que devenu violent, incapable ne serait-ce que de se souvenir comment on buvait une verre d’eau dans les dernier jours et passait son temps à se fracasser la tête dans les vitres et les miroirs dès qu’il en croisait. Médicaments, alcool, blessures volontaires, dénutrition. Il a passé ses derniers jours sous morphine à l’hôpital jusqu’à ce que le cœur lâche, comme il se doit. L’appel annonçant sa mort est d’ailleurs arrivé à 15h30, très poliment, juste après le gâteau. Un bras de vénus, mon préféré. Brazo de gitano, en catalan.
Le soir mon amie m’appelait. L’une de ses connaissances était décédée d’un cancer. À quelques milliers de kilomètres d’elle, je n’avais pas les bras assez longs pour la prendre dans mes bras et je m’en voulais un peu de n’avoir pas mangé assez de soupe quand j’étais petit, comme on me l’avait recommandé.
Le lendemain, puisque décidément je n’en avais pas eu assez de ma ration de mort, j’ai dévoré dans la journée le dernier livre de Cavanna : Crève, Ducon ! Décidément l’un des grands amours de ma vie, ce mec. J’avoue avoir été pris d’une légère mélancolie lorsque m’apercevant qu’ayant lu tous ses livres précédents et venant de lire le dernier qu’il écrirait jamais (puis qu’il est décédé en 2014, en janvier ou février (moi et les dates…)), je n’aurai plus jamais un ligne inédite de sa plume à découvrir. Cela dit, le coup de blues est vite passé. C’est comme ça, lire Cavanna vous pousse à vivre et à aimer vivre tout en regardant la mort bien dans les yeux. C’est chouette.
Voilà comment se sont passés mes premiers jours de vacances. Alors, salut les morts ! et maintenant foutez la paix aux vivants, on n’a pas que ça à faire de pleurnicher à vos mémoires. Avec toutes ces bières à boire, ces baisers à donner, ces fou-rire à fou-rirer, vous pensez pas que vous êtes un peu égoïstes à réclamer autant d’attention ?