#291 – Le Fantastique Japonais de Félix Régamey (6)

LE FANTASTIQUE JAPONAIS (1)

II
le feu (Suite)

Soghen, mauvais prêtre, a scandalisé les fidèles par sa conduite dévergondée et déconsidéré l’église. Il a été bien sévèrement puni, car voici sa tête convulsée, soufflant, sifflant, grinçant des dents, qui passe emportée dans un tourbillon de flammes ; elle va, se heurtant à tous les obstacles que rencontre en chemin son vol capricieux, ainsi que celui des chauves-souris crépusculaires zigzagant dans l’espace. C’est à Kiotto, aux alentours du temple de Onganzi, qui fut le théâtre de ses exploits passés, que s’accomplit la pénitence de ce Juif-Errant des airs (Fig. 22).

Wa Nioudo, est le nom qu’on donne à cette machine phénoménale qui doit son origine à l’avarice extrême d’un bonze médiocre, dont le châtiment rappelle celui du précédent.

Depuis sa mort, sa tête monstrueuse, séparée du tronc, s’en va, roulant éperdue dans la nuit ; elle est devenue le moyeu d’une lourde roue enflammée qui court les rues de Kiotto, jetant l’effroi sur son passage, et c’est une fâcheuse rencontre que de se trouver nez à nez avec ce véhicule effréné ; plus fâcheuse encore s’il vient heurter à votre seuil ; le moyen d’éviter qui pousse plus avant existe cependant ; il ne s’arrêtera pas chez vous, si vous avez eu soin d’écrire ce simple mot : « Komotokoroshoponosato » ! (Fig. 23)

Les Japonais disent : « Frappez du doigt à petits coups sur le crâne d’un bonze, le son sera le même que si vous frappiez sur une calebasse vide. » Ce proverbe ne témoigne pas d’un respect bien profond pour le sacerdoce ; c’est qu’aussi à côté d’individualités douées de rares vertus et d’un haut mérite, les faibles d’esprit, ratatinés par l’abus des patenôtres accompagnées de roulement de gros tambour qui durent des journées entières et du couchant à l’aurore, ne sont pas rares, et nous venons de voir que ces religieux n’ont pas plus qu’ailleurs le monopole exclusif de la vertu.

Ce ne sont cependant pas ces brebis galeuses qui pourront ébranler sérieusement cette foi aimable, naïve et aussi gouailleuse, qui fait, au Japon, si bon ménage avec l’esprit d’obéissance et de discipline, et chacun n’en remplit pas moins très exactement — sans trop d’emportement toutefois — les prescriptions du culte.

Il est d’usage de célébrer au temple un service pour les morts de qualité : c’est la nuit pendant la veillée funèbre qu’apparaît l’oiseau noir aux yeux luisants qui vomit du feu par le bec, avec un grand bruit d’ailes (Fig. 24).

Omoraki, oiseau funeste, que t’a fait ce cadavre dont tu viens troubler le repos ? Cette question, que nous n’avons pas eu d’ailleurs, l’occasion de lui poser directement, est restée sans réponse. Nous n’avons donc d’autre ressource que de nous perdre en conjectures.

L’histoire naturelle a été, dans tous les temps et dans tous les pays, une source inépuisable de récits fabuleux, de cocasseries fantasques ; les bons auteurs japonais ne sont pas restés en arrière sur ce chapitre, comme bien on pense. Non contents d’inventer de toutes pièces toutes sortes de bêtes apocalyptiques telles que le kilin, le dragon, etc., ils ont prêté à certains animaux existant réellement des traits et des mœurs que Buffon n’a jamais entrevus.

C’est ainsi que, d’après eux, le tapir peut procurer des rêves heureux, à la condition de broder son image sur les oreillers ! Qu’un corbeau noir habite le soleil et qu’un lapin blanc est visible dans la lune où il pile sans relâche du riz dans un mortier.

Voici maintenant pour le tigre : Cet animal qui a la taille d’un bœuf, dort le jour dans les cavernes, ne sort que la nuit en quête d’une proie, et alors un jet de lumière s’échappe d’un de ses yeux, éclairant la campagne qu’il fouille avec l’autre !

Ce qu’on raconte du chat n’est pas moins surprenant. Ce n’est pas à cause du fameux ver dont il est parfois question dans nos loges de concierge, que les Japonais coupent inexorablement le bout de la queue de leurs chats — c’est pour qu’ils ne deviennent pas trop vieux.

Le chat doit l’immortalité à sa queue intacte, disent-ils. Ne chicanons pas là dessus, mais en quoi l’immortalité des chats peut-elle bien les gêner ? et est-il bien sûr ensuite que le moyen employé pour les y soustraire soit bien efficace ?

Le chat, après qu’il a vécu des siècles, devient terrible, son poil se hérisse et il n’apparaît plus qu’environné de flammes ; il change alors son nom ordinaire de Nekko en celui de Kansha, et se livre à des déprédations redoutables ; bien des bouleversements lui sont dus, et il montre un goût particulier pour les femmes dont il déterre les cadavres, qu’il dévore (Fig. 25).

C’en est assez, n’est-ce pas, pour motiver toutes les précautions, et puisque le Kansha ne se montre plus depuis qu’on coupe la queue du chat à sa naissance, c’est bien la preuve que la précaution est bonne à prendre.

Voici maintenant les furets flamboyants, titans en miniature, qui semblent vouloir escalader le ciel, à les voir se dresser, grimpant les uns sur les autres au sommet des arbres. (Fig. 26).

Cela n’est pas vu d’un très bon œil par les bonnes gens voisins de l’endroit où ont lieu ces acrobaties — Signe d’incendie, disent-ils, au diable les furets flamboyants ! »

Enfin, voici une sorte de vampire fulgurant, aux yeux ronds, aux crocs aigus et à forte griffe (Fig. 27).

Toujours bondissant, il opère de préférence dans les jardins ; les dégâts qu’il cause sont considérables, son haleine brûlante dessèche les plantes frêles, flétrit les fleurs et fait tomber les feuilles des arbres, et partout où il passe, c’est comme si le feu y avait passé.

(A suivre)

Félix Régamey.

(1) Voir le t. III, p. 141, 189, 257, 576, 639.


  • Soghen : Sōgenbi (叢原火 ou 宗源火)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Sōgenbi (叢原火) », Gazu Hyakki Yagyō (画図百鬼夜行), 1776.
  • Kiotto : Kyōto (ou Kyōto-shi 京都市)
  • Temple de onganzi : Fait probablement allusion à l’un des bâtiments liés à la secte Hongan-ji (本願寺)
  • Juif-Errant : personnage mythique privé de la mort et condamné à errer sur terre éternellement.
  • Wa nioudo : Wanyūdō (輪入道)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Wanyūdō (輪入道) », Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼), 1779.
  • « Komotokoroshoponosato ! » : 此所勝母の里 (このところしょうぼのさと) kono tokoro shobo no sato « Ici c’est le village de Shōbo ». D’après l’article d’Andrew Kincaid citant lui-même l’ouvrage Yokai Attack! The Japanese Monster Survival Guide de Hiroko Yoda et Matt Alt (Tuttle, 2012), ce serait une référence à une histoire confucéenne dans laquelle l’un des disciples de Confucius aurait évité la ville de Shōbo dont les caractères, 勝母, peuvent être lu comme « triompher de sa mère ».
  • « Frappez du doigt à petits coups… » : J’ai pas trouvé l’origine de celle-là, mais ça m’intéresse…
  • Omoraki : Onmoraki (陰摩羅鬼 ou 陰魔羅鬼)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Onmoraki (陰摩羅鬼) », Konjaku gazu zoku hyakki (今昔画図続百鬼), 1779.
  • Kilin : kirin (麒麟, きりん), créature de la mythologie chinoise, mélange de cerf et de cheval portant souvent pelage et écailles.
  • Buffon : Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, (1707-1788). Naturaliste, biologiste et philosophe, auteur de L’histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roi, publiée en 36 volumes entre 1749 et 1789.
  • Tapir brodé sur l’oreiller : baku (獏 ou 貘), il dévore les cauchemars.
  • Corbeau dans le soleil : Yatagarasu (八咫烏), corbeau à trois pattes qui représente le soleil et l’habite.
  • Lapin sur la lune : Tsuki no Usagi (月の兎), sur son astre il pile du riz dans son mortier au Japon, s’attelle à la préparation d’un élixir de vie en Chine.
  • Tigre : Je n’ai trouvé aucune référence au tigre à l’œil-torche ailleurs.
  • Kasha (火車) :
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Kasha (火車) », Gazu Hyakki Yagyō (画図百鬼夜行), 1776.
SAWAKI, Suushi (佐脇嵩之). « Kuhashiya (くはしや) », Hyakkai Zukkan (百怪図巻), 1737.
Anonyme. « Kasha (火車) », Bakemono no e (化物之繪), c. 1700. CC BY-SA 4.0, Brigham Young University.
  • Furets flamboyants : Ten Itachi (鼬)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Ten (鼬) », Gazu Hyakki Yagyō (画図百鬼夜行), 1776.
  • Sorte de vampire fulgurant (fig. 27) : Furaribi (ふらり火)
TORIYAMA, Sekien (鳥山石燕). « Furaribi (ふらり火) », Gazu Hyakki Yagyō (画図百鬼夜行), 1776.
SAWAKI, Suushi (佐脇嵩之). « Furaribi (ふらり火) », Hyakkai Zukkan (百怪図巻), 1737.
Anonyme. « Furaribi (ふらり火) », Bakemono no e (化物之繪), c. 1700. CC BY-SA 4.0, Brigham Young University.

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