J’ai enfin rattrapé mon manque de sommeil. Oui, je sais, le sommeil en retard ne se rattrape pas, disent les plus grands médecins de plateaux télés. Eh ben en attendant je me sens mieux après avoir dormi 20h en deux nuits plutôt que 10h cumulées sur les trois précédentes. Même pas eu la force de vous raconter le concert du groupe que j’ai vu au Strof samedi dernier. C’est tout juste si j’ai réussi à m’y rendre, au concert. Enfin, je prendrai le temps de faire ça dans les jours qui viennent.
Voyez, vous êtes un glandeur qui passez tout votre temps chez vous sans voir personne à vous enquiller des pétards dès que vous n’êtes pas au travail, et à la seconde où vous décidez de remettre un doigt dans la vraie vie, vous n’avez plus une minute pour vous poser.
La vraie vie. Je sais que ça cause encore des débats, mais oui, pour moi tout personnellement, IRL, In Real Life, a bel et bien du sens par opposition à devant un écran. Ou même par opposition à la tête constamment dans les bouquins. J’ai d’ailleurs vu très récemment le documentaire de 2013 sur The Pirate Bay, TPB AFK, dans lequel on peut entendre l’un des protagonistes expliquer que, pour parler d’une rencontre en chair et en os, lui et ceux de la même mouvance utilisent AFK, Away From Keyboard. Puisqu’à leur sens, ce qui se passe dans l’ordinateur fait également partie de la vraie vie. Et qui pourrait argumenter que tout ce qui se passe dans le monde ne fait pas partie du monde, hein ?
Mais si les utilisateurs d’ordinateurs et d’internet en sont arrivés, sans une grande Académie Française directrice du langage en ligne, à utiliser le terme IRL pour parler des rencontres en personne, c’est que le sentiment de n’être pas dans la vraie vie sur internet était partagée. Tu te bats contre quoi, Capitaine Michou le pirate ? Le fait que quand les gens disent la vraie vie, ils expriment leur sentiment profond qu’il existe une différence entre envoyer « lol » sans esquisser un sourire et se taper un fou rire ensemble dans une même pièce entre deux amis ? Un peu couillon comme combat. On te dit pas que les relations qui passent par ton modem ne font pas partie de la vie ou n’ont aucune valeur, on te dit juste que c’est pas la vraie vie. Oui, c’est subjectif, la vraie vie. Le mieux serait donc de saisir l’occasion pour que chacun tente de définir, même grossièrement, ce qu’il entend par vraie vie. Ce serait fort enrichissant, et on y découvrirait sans doute des contradictions intimes fascinantes, plutôt que de se perdre en débats stériles sur des mots creux.
De mon point de vue, ce qui passe par des câbles pour se retrouver affiché par des leds ne forme qu’une représentation, de plus en plus fidèle certes, mais une représentation et c’est tout, de quelque chose qui existe réellement en dehors de ces câbles. Parfois, on préfère passer plus de temps dans la représentation de ce monde, plus facile à distordre et à conformer à nos envies, pour souffrir moins, craindre moins, et remplir l’espace vacant par davantage de ce qu’on aime.
Et puis, de la même manière que je ne me voile pas la face quant aux conséquences, pour moi-même et mon entourage, de ma consommation d’alcool ou de cannabis, par exemple, je ne me la voile pas non plus concernant le temps que je passe devant un écran. Et pour ne pas me mentir, je dois analyser, et me rendre compte, des différences qu’il y a entre moi dehors qui gigote, et moi dedans, assis dans un fauteuil, qui regarde quelque chose qui gigote. Délaisser les gens qui nous entourent, s’enfermer dans ses propres délires et renforcer ses croyances, fuir la contradiction et les réalités désagréables, ne pas se rendre vraiment compte de l’appauvrissement de la diversité des sensations que peut enregistrer notre corps du seul fait d’un déplacement depuis un environnement vers un autre (les parfums, les sons, la température, la force du vent, les lumières et couleurs, l’équilibre, les tensions musculaires, les changements de rythme cardiaque etc.), tout ça peut faire partie du package qui vient avec le fait de passer trop de temps enfermé devant un écran. Pas à tout les coups, pas pour tout le monde, et à des degrés différents selon qui, quand et où. Mais ça peut, très clairement. Moi, pour supporter tout ça, je fume, car il me faut le supporter des fois, puisque je souffre également de l’exposition trop soutenue à une vraie vie quand je n’ai pas l’occasion de m’y soustraire du tout. Alors croyez-moi, je ne juge pas. Mais je ferme pas non plus les yeux sur les effets d’un tel comportement.
Je dis donc IRL, dans la vraie vie, par opposition à sa représentation qu’on peut plus ou moins ajuster à notre convenance, certes, mais dans sa version 0% de matière grasse. La vraie vie comme un mur de béton dont on sent chaque picot du crépis quand on s’écrase la gueule dessus, mais au moins on sent quelque chose.
Alors voilà. Des fois, lassé des habitudes et des gestes étriqués devant le clavier, et des pétards que je fume pour supporter la solitude et l’appauvrissement de toutes les sensations induites par cet enfermement « choisi », je veux vivre la vraie vie. Celle ou quand mon pote rigole, j’entends sa voix à lui, pas celle d’un autre, je vois ses dents à lui, un peu pourries mais pas pourries pareil que les miennes. Et cette autre amie, je veux voir ses sourcils se froncer comme elle les fronce, elle et pas une autre, quand elle trouve que j’ai dit une connerie, je veux voir ses blessures aux mains et que ça me rappelle qu’elle vit un quotidien difficile sans me le dire. Et lui, voir qu’il a des cernes aujourd’hui, mais c’est bizarre aussi, ce petit sourire en coin, il a dû se passer un truc cool qu’il dit pas ces derniers temps, peut-être qu’il dort pas parce qu’il passe ses nuits à faire des trucs sympa… bref je veux que tout ça, du monde et des autres, entre en moi et me provoque ces émotions plus ou moins gérables, ces joies et ces craintes profondes, sur lesquelles je manque de contrôle, et que je ne connais plus quand je lis simplement « ah ah » dans la même police d’écriture pour tout le monde, quand je dois imaginer les voix de mes amis dans les limites de ma mémoire, des voix qui ne sont pas réellement les leurs, simplement une reconstitution qu’en fabrique mon cerveau, ma propre voix qui imite la leur en réalité. Pfou, on est bien tout seul, hein, devant un écran. Il n’y a plus que le contenu du message qui est préservé. Tout le reste de l’autre est perdu, presque tout est généré par soi-même.
Seulement quand tout s’enchaîne tellement dans la vraie vie, travail, tâches ménagères, visites médicales, réunions familiales, sorties en ville ou dans la nature, activités de loisir, secours aux amis en difficultés, slaloms entre les pièges tendus de quelques malveillants … quand tout s’enchaîne tellement, donc, qu’on n’a plus le temps d’apprécier ce qu’on fait, ni de lever la tête du guidon pour voir où on va, et qu’on finit par oublier dans quel but on fait tout ça (c’est-à-dire se donner une chance d’apprécier : ballades tranquilles un brin de fenouil au coin des lèvres, petits verres entre amis à l’ombre du parasol d’une terrasse calme, rires, bruits du vent dans les branches, copain qui joue trois accords, soleil qui se reflète sur les rides de l’eau en fin de journée, caresses et baisers…), quand on en oublie ça, je ne trouve pas que cela soit tellement vivre non plus. C’est être dans un TGV qui vous laisse à peine apercevoir comme le monde semble joli à l’extérieur, quoique rendu flou par la vitesse à laquelle on traverse le paysage, sans jamais avoir le temps de se poser le cul dans l’herbe pour apprécier le beau temps.
Bref, je crois que la morale de tout ça, c’est qu’entre taupe défoncée vivant en ermite et grand arpenteur hyperactif des rues et de âmes, ce que je préfère, c’est les périodes de transition pendant lesquelles je me rappelle encore de ce dont je ne veux plus et de ce dont je suis à la recherche. Un truc à fuir, un objectif à atteindre. Dès qu’un mode où l’autre devient une habitude, dès que je m’y attarde trop longtemps, je commence à en souffrir d’une manière ou d’une autre. Et je sais pas faire les deux en même temps.
Eh ben dites donc. Je pensais pas que cet article serait aussi long, chiant et confus. Vous avez bien mérité une pause. À la prochaine.