LE FANTASTIQUE JAPONAIS (1).
II
le feu
La coutume ne se rencontre guère que chez nous de saluer les morts au passage ; les étrangers voient là le comble de la politesse française et les Japonais ne ont pas les derniers à s’en montrer surpris.
Un peuple peut être aimable et poli, doué de sentiments délicats et tendres et ne rien comprendre aux honneurs et aux soins exagérés que parfois l’on prodigue au corps — cette guenille — que la vie a quitté.
Tel le Japon, où le culte des ancêtres est cependant en grand honneur, et c’est ici que se manifeste clairement la différence qui existe entre le sentiment religieux épuré et l’idolâtrie bestiale dont peut se réclamer le fétichisme du cadavre.
Il est hors de doute que nous faisons dans la vie — matériellement — la place trop grande à la mort ; elle nous envahit et nous encombre. Il y aurait certainement de quoi donner à réfléchir si l’on pouvait dire la dépense énorme et inutile occasionnée par nos « convois, services et enterrements. »
Il paraît cependant que, même au Japon, où les vivants font si bon marché de ce qu’on est convenu d’appeler les pompes funèbres, il est des morts qui s’accommodent mal de l’abandon de leurs restes.
Témoin cette vieille femme, la plus obstinée qui ait jamais vécu sur la terre. Depuis des siècles elle ne se lasse pas de venir se plaindre du traitement qu’on lui fit subir jadis ; le Japon était encore plongé dans la barbarie et il était d’usage alors de se débarrasser violemment des dames devenues trop vieilles, qui par conséquent avaient cessé de plaire.
Celle-ci ayant éprouvé le sort commun, jamais n’avait pu prendre son parti d’avoir été jetée du haut au bas d’un roc à pic et d’être restée privée de sépulture.
C’est pourquoi, encore aujourd’hui, quand la nuit est bien noire, on voit planer et l’on entend grésiller le feu de la vieille femme. (fig. 16).
On doit se féliciter de ce que les esprits des morts apportent généralement plus de discrétion dans leurs récriminations.
Toyo-Foussa, avec qui nous avons déjà fait connaissance, nous montre (fig. 17) rasant la terre, une de ces flammes légères, sans chaleur et semblables à nos esprits follets, qui naissent, brillent et s’évanouissent dans les airs qu’elles n’agitent même pas, sans laisser aucune trace de leur passage : elles sont comme ces doux reproches à peine sensibles faisant naître sur nos lèvres le triste sourire qui s’efface à peine ébauché…
C’est sur l’emplacement d’un cimetière abandonné que l’artiste a vu voltiger cette flamme qui éclaire ici la vaine et fugitive apparence du monument élevé jadis à la mémoire d’un noble inconnu et dont il ne reste pas une pierre. Emanation suprême, dernière supplication de la mort à la vie…. mais bientôt la petite flamme elle-même s’éteindra pour toujours et tout sera fini.
Mais de même qu’il est des mémoires qui ne s’effacent pas de la pensée des hommes, il est des monuments qui résistent aux injures du Temps. Celui de Yeyas — le fameux Shiogun, un des héros de l’histoire Japonaise — qu’on voit à Nikko, est du nombre, et rien ne saurait mieux donner l’idée de la magnificence et de la grandeur du site, de la beauté des temples qui l’environnent, que ces vers d’un de mes bons camarades du Japon, qui eut cette bonne chance d’y vivre plus longtemps que moi.
Un amas de montagnes vertes
Dressant au ciel leurs grands sapins,
Les torrents des cîmes désertes
S’engouffrent au fond des ravins,
Les mystérieuses allées
Sans une voix, sans un écho,
Conduisant jusqu’aux mausolées…
C’est presque un rêve et c’est Nikko !
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Le héros du Japon sommeille
Dans cet ensemble harmonieux ;
Auprès de sa grand ombre veille
Un peuple d’esprits et de dieux.
Les symboles et les figures
Du paradis Oriental
Semblent vivre dans ces sculptures
Qu’anime un souffre d’idéal.
La pourpre, l’or, l’azur ruissellent
Mariant leurs vives couleurs,
La grâce et la terreur se mêlent :
Oiseaux, dragons, monstres et fleurs
C’est tout un monde fantastique
De bronze, de pierre et de bois ;
C’est l’encadrement poétique
Aux mânes des grands et des rois !
………………………………………
Mais hélas, le sort de Yeyas n’est pas réservé à tous les héros ! Combien sont morts ignorés en combattant, dont aucun monument ne célèbre les vertus guerrières.
Après la bataille, vainqueurs et vaincus ont été enfouis à fleur de terre, à l’endroit même où ils sont tombés ; ainsi leur dépouille a pu être soustraite à la dent des animaux voraces et aux ongles acérés des oiseaux de proie ; mais le sol, fouillé par la pluie d’orage, a bientôt rendu les ossements blanchis des cadavres qu’on lui a confié, et ceux-là aussi donnent lieu à de petites flammes errantes dans la nuit.
L’aspect de ces flammes ne présente rien de bien particulier, elles ne méritent pas l’honneur de la reproduction.
Il n’en est pas de même de celle que, sans quitter le théâtre de la guerre, je tire d’un petit manuscrit du siècle dernier, signé Okamoto Auské, savant samouraï, professeur de tactique et d’art militaire.
Ce manuscrit se compose d’une trentaine de croquis, avec texte, représentant des villes assiégées, semblables à peu de chose près à celle qui est reproduite ici (fig. 18). Au milieu de la page, des rochers et des maisons avec une clôture de bambous ; en bas, la légende expliquant les choses étranges qu’on voit apparaître en haut dans le ciel. Ces choses sont les signes d’après lesquels les assiégeants doivent diriger leur conduite ; il y en a pour toutes les heures du jour et de la nuit, ayant chacun un sens particulier, qu’explique l’auteur de ce curieux traité.
C’est tantôt un cheval noir pétaradant dans les nuages, tantôt un bœuf tenu en laisse, un étendard gigantesque, un oiseau rouge aux ailes déployées, des embrasements, des feux volants ; la flamme énorme qui se voit dans notre croquis planant au-dessus de la ville, signifie que les assiégés préparent une sortie, et avertit les gens du dehors d’avoir à se tenir soigneusement sur leurs gardes.
Nous revenons aux sépultures avec ce dernier dessin (fig. 19).
Pour marquer la place où sont déposées les cendres du commun des mortels, il suffit d’une longue et mince planchette de bois sur laquelle un bonze a tracé quelques caractères. Et ici, cendre ne doit pas être pris au figuré, car on incinère au Japon, tant bien que mal, plutôt mal que bien, s’il faut en croire Toyo-Foussa, qui représente un mal brûlé reparaissant la nuit parmi les flammes, son chapelet à la main.
Félix Régamey.
(1) Cf. Voir le t. III, p. 141, 189189, 257. (Les Génies de la Maison).
NOTES ET COMMENTAIRES
- Jeter les vieilles femmes : Ubasute (姥捨て) ou uyasute (親捨て), littéralement « abandonner une vieille femme ». Pratique consistant à abandonner une personne âgée dans un lieu isolée pour l’y laisser mourir, généralement en haut d’une montagne enneigée, plutôt que de la plonger dans un ravin. D’après les recherches actuelles on considère que cette pratique n’a jamais réellement été répandue, mais a surtout été utilisée en littérature pour sa puissance symbolique.
- Le feu de la vieille femme : Ubagabi (姥ヶ火). Aucune autre source écrite ne semble lier ce yōkai à l’ubasute. Il s’agit le plus souvent d’une vieille femme transformée en boule de feu pour avoir volé de l’huile dans un temple au cours de sa vie, un peu à la manière d’Abura-akago.
- Fig. 17 : Haka no hi (墓の火)
- Yeyas : Tokugawa Ieyasu (徳川家康), 1543-1616, daimyō (seigneur de terres) puis shōgun (général des armées). Sous son impulsion, à partir de 1603 et jusqu’en 1868, le Japon sera dirigé par le shōgun et non plus par l’empereur. C’est sous son règne également que Tōkyō (alors appelée Edo) devient la capitale du Japon.
- Tombe d’Ieyasu au sanctuaire tōshō-gū de Nikkō :
- Flames des morts après la bataille : Kosenjōbi (古戦場火)
- Okamoto Auské et Fig 18. : en cours d’élucidation… Pour l’instant je ne ne retrouve aucune trace de ce document ni de ce nom.
- fig. 19 : Kazenbō (火前坊)
- « Longue et mince planchette de bois » mortuaire : Itatōba (板塔婆) (également appelée sotōba (卒塔婆)), littéralement « Stūpa/pagode en bois ».
Pour voir l’intégralité du contenu lié au Fantastique Japonais de Félix Régamey dans la Revue des Traditions Populaires, consultez le dossier (Régamey file / 一件書類).