Il ne faut pas teaser. Sur le coup on se dit que c’est une bonne idée, on se trompe toujours. L’envie d’un jour d’aborder un sujet le lendemain s’évapore presque à coup sûr dans la nuit. Mais c’est trop tard, j’ai teasé. Tant pis pour ma gueule. Voici donc l’histoire du papy de Fourvière nous racontant l’histoire de Lyon. Je voulais l’agrémenter de photos liés aux lieux cités, mais je n’en ai pas prises sur le coup, j’ai voulu aller les prendre aujourd’hui, mais je me suis rappelé qu’on était samedi, et un samedi de très beau temps avec ça, donc que l’endroit serait plein à craquer de touristes… Alors voici, une fois de plus, un texte bien sec, sans jolies petites images pour vous délasser les oreilles intérieures de votre voix intérieure. Je les rajouterai dans quelques jours peut-être, les photos.
Nous étions donc, mon amie et moi, accompagnés de mes parents à qui nous faisions visiter la ville. En haut de Fourvière, sur le côté gauche de la basilique, appuyé sur la table-plan de la ville, je devais être en train de dire que là-bas c’était l’hôtel de ville, et là-bas l’opéra, des trucs comme ça quoi, quand un petit bonhomme, casquette vissée sur la tête, lunettes de soleil fixées au nez, très très fine moustache droite à l’ancienne soulignant le rebord de la lèvre supérieure, est venu nous demander : « Vous êtes de Lyon ? »
« Euh… oui depuis pas longtemps et non… » Il s’est alors mis à nous dire qu’il était dommage qu’à Lyon tout soit si mal indiqué, tenez par exemple, regardez droit devant vous, à l’horizon… puis à nous décrire parfaitement les conditions climatiques par lesquelles on pouvait, de la rambarde contre laquelle on était appuyés, apercevoir les alpes, et même le Montblanc. Conditions climatiques aujourd’hui difficile à réunir, notamment à cause des fleuves et des particules fines dans l’atmosphère. Cela dit, nous a-t-il précisé, ce n’était pas pire qu’à l’époque où, les usines étant encore dans le ville, les particules s’échappant des cheminées n’étaient pas fines du tout et plongeaient bien souvent Lyon dans un brouillard Londonien.
Il a enchainé sur la tour métallique, elle aussi à gauche de la basilique. À gauche quand on fait face à la porte principale de celle-ci, hein. Cette tour est une copie du troisième étage de la tour Eiffel, nous a-t-il appris. Elle mesure 85 mètres de haut. Pourquoi ? Parce que, placé où elle est, à 290 mètres au dessus du niveau de la mer, son sommet dépasse ainsi le sommet de la tour Eiffel, la vraie. La plus grosse quéquette, on n’en sort jamais. Il y avait à sa base une brasserie, continua-t-il, mais celle-ci ferma et le tout fut clos au public pendant des années. Pourquoi ? Parce que personne n’y venait. Il n’y avait à l’époque que le funiculaire pour vous y conduire. Les gens n’avaient pas de voiture. Elle fut ensuite rachetée par la télévision et restauré, me ne rouvrit jamais au public.
Ce qui nous a tous frappé, je pense, c’est à quel point les explications s’enchaînaient, sans une seule hésitation, pas un bredouillement, avec précision en ce qui concernait les années et les chiffres, et dans un français impeccable et délicieusement daté. Il nous raconta également pourquoi les Romains avaient choisi Fourvière pour établir Lungdunum et comment lorsqu’ils en descendirent, les kilomètres de canalisations en plomb qu’ils avaient installé pour l’acheminement de l’eau avaient été volés par d’autres Romains. Entre deux commentaires digne des plus grands guides conférenciers, il nous apprit qu’il était arrivé à Lyon en 1951, exilé d’Espagne, qu’il avait 87 ans, et nous montra qu’il pouvait encore lancer sa jambe au dessus du niveau de sa ceinture, ou comment il pouvait d’un coup poser ses fesses sur ses talons et se relever, tout ça sans la moindre peine, sans la moindre raideur. C’était très impressionnant.
Il en profita, comme toute personne âgée, pour faire un petit détour par les jeunes qui ne respectaient plus trop les choses aujourd’hui. Tenez, avant, là il y avait une grande table en pierre et en verre qui a été saccagée. Exemple. Et puis, autre exemple, comment, un jour, ici même, alors qu’il parlait à d’autres touristes (ce qui nous fit comprendre que ce monsieur profitait en fait de sa retraite pour faire gracieusement le guide), des jeunes l’avaient croisé et étaient revenus en courant par derrière pour lui voler sa casquette. Pauvre papy. Il profita de l’anecdote pour en glisser une troisième, vous savez comment sont les papys, et pour relativiser le manque de civisme de notre époque, car s’il avait l’air un peu attristé, il ne semblait pas du genre à condamner toute une génération : à son arrivée à Lyon, dans les années 50 donc, il y avait déjà des pickpockets. Il y en avait même beaucoup. C’était au surlendemain de la guerre, et les gens vivaient majoritairement dans la misère. Mais, nous confia-t-il, à l’époque, quand un pickpocket vous volait votre portefeuille, il y prenait l’argent, d’accord, et les tickets de tabac, celui-ci étant rationné, et allait rendre le portefeuille à la poste. Sympa les voleurs de l’époque.
Tout ce que je vous raconte-là, s’est passé en vingt minutes environ. Et j’en ai oublié plus de la moitié. La cour des Voraces, le grand bâtiment là bas, celui-ci en contrebas, l’autre côté du Rhône, le maire laïc et l’accès à l’église non restauré, l’histoire des aqueducs, le nombre exact de tuyaux en plombs installés et volés par les Romains, et sur combien de kilomètres, et les couverts en plomb aussi. Tout ça toujours avec la même précision dans les nombres, la même assurance dans le propos, la même diction parfaite. Épatant le papy. Moi à 87 ans, je serai mort ou sénile. Sûr.
Je m’aperçois que je ne rends pas assez bien compte de la différence entre ce monsieur d’un certain âge et un vulgaire emmerdeur en mal de conversation qui vous tient la jambe des heures durant sans se rendre compte que vous vous emmerdez mais êtes trop polis pour l’arrêter. C’est qu’il était totalement avec nous. Il ne vomissait pas sa litanie, ne racontait pas dans le vide. Il posait des questions, rebondissait sur nos remarques. Il n’était pas tout seul à dérouler sa science à nos oreilles bouchées. Il était dans la conversation. Par exemple, pendant qu’il nous expliquait la Croix-Rousse et les métiers à tisser Jacquard ainsi que l’histoire des Canuts et pourquoi ils avaient migré du Vieux Lyon à la Croix-Rousse justement parce que les nouveaux métiers à tisser jacquard étaient plus hauts et ne rentraient pas dans les vieilles baraques, il en profita pour nous apprendre qu’à Lyon, on pouvait entendre dire : « arrête ton bistanclaque ! » Bistanclaque, mot onomatopéique qui reproduit le son du métier à tisser des Canuts, le bruit pas tenable quoi, et qui finit par désigner le métier à tisser lui-même. Donc, quand on dit arrête ton bistanclaque, ça veut dire arrête de raconter tes salades, tu me fatigues les oreilles. Explication après laquelle le monsieur ne manqua pas d’ajouter : « un peu comme je suis en train de faire là avec vous », et de rigoler. Vous voyez, c’est à ce genre de petites choses qu’il était agréable de l’écouter. Sa véritable présence. Ses mots pas seulement pour s’entendre parler, mais pour nous instruire véritablement, nous étonner, nous amuser. Il y avait de l’interaction.
Bon, c’est pas tout mais… Ah oui, l’aqueduc, on peut encore en voir une partie du réservoir, qu’il nous dit. Vous voulez que je vous montre ? C’est juste à côté. Oui qu’on a dit. On l’a donc suivi. Pendant une heure, une heure et demie je pense.
Avant d’avancer trop, il nous a montré une sorte de petit kiosque sur le côté de la basilique. Ça, ça servait à vendre les tickets pour les visites du toit de la basilique. On y montait par un petit escalier. Mais ils l’ont fermé aujourd’hui. Pourquoi ? Trop de suicides. L’avant-dernier l’avait particulièrement touché nous avouait-il. Il s’agissait d’une jeune fille d’une vingtaine d’années. Elle vivait dans un tout petit une pièce, tout seule avec son bébé, sur les pentes de la Croix-Rousse, elle était étudiante. Elle avait des soucis avec ses parents, ils avaient fini par ne plus se parler, brouillés. Elle avait très peu de moyens de subsistance, elle ne voyait plus comment s’en sortir, s’est sans doute sentie acculée. Elle a monté les marches, s’est postée sur le rebord du toit, a jeté son bébé en premier qui a atterri dans les branches d’un arbre en contrebas, puis s’est jetée elle-même la tête la première dans le vide. « Vous vous rendez-compte ? qu’il nous disait le papy de Fourvière, il ne jugeait pas, l’état de désespoir dans lequel il faut être pour en arriver là ». Le dernier suicide en date, c’était un jeune homme de trente quatre ans. « Le désespoir… » n’arrêtait-il pas d’évoquer. C’était touchant de voir ce vieil homme avoir tant d’empathie. Lui pétait la forme, mais quand on lui demandait comment il avait fait, il répondait je n’ai pas fais d’excès, mais j’ai surtout eu beaucoup de chance. Il avait assez vécu pour ne pas juger, pour se mettre à la place des autres, pour constater sans doute comme une existence humaine se construit sur des deuils et des douleurs. Merci papy, tu m’as ému.
Et puis il nous a finalement emmené voir le réservoir d’eau de l’aqueduc Romain, que personne ne pourrait trouver seul, et l’arche qui restait de l’aqueduc, l’endroit ou le funiculaire arrivait, d’où le tramway avec remorque à cercueils partait pour aller au cimetière, le chemin du cimetière étant trop dur pour les chevaux. Il nous emmena également voir, depuis une terrasse, les vestiges romains, l’odéon et le grand machin dont je me souviens plus le nom, lui la savait. L’ancienne résidence du désormais tristement et nationalement connu Barbarin, nous dit à peu près où était né l’empereur romain Claude (an 10 avant l’autre tarte), nous montra la première rue de Lungdnum, nous expliqua comment on choisissait la première rue pour bâtir une ville à l’époque, où le maire avait fait mettre une plaque pour expliquer cette histoire et comment la plaque avait été ôtée de là, bien qu’on en voit encore la trace, pour être mise quelques rues plus loin, par hasard juste à côté de l’hôtel quatre étoiles. Il n’oublia pas de plaindre, mais avec tendresse, cette époque dirigée par l’argent à cette occasion. Tout est pour le business. Enfin il nous raccompagna au funiculaire, nous montra comment de la sortie du funiculaire on avait l’impression qu’une des deux tours de la basilique était plus grande que l’autre et de nous préciser que ce n’était qu’un effet d’optique, car la basilique était en fait bâtie légèrement de travers par rapport à la sortie du funiculaire.
Le fait que l’un des mendiants sur le parvis de la basilique le hèle « hé ! papyyy ! », qu’il nous apprennent qu’il le craignait celui-là, qu’il était un peu fou —s’était par exemple mis sans raison à détester un musicien aveugle qui, ayant perdu sa femme à New York, était revenu à Lyon et jouait désormais parfois sur le parvis de la basilique, ce musicien étant son ami à papy—, ce fait-là, donc, finit de nous conforter dans l’idée que le papy de Fourvière squattait souvent les lieux, à la recherche de touristes à qui faire découvrir les environs. Et franchement, tant mieux. C’était une belle rencontre, une belle visite. On avait rien demandé, on s’attendait à rien. Il nous a dispensé le meilleur cours d’histoire sur Lyon que j’ai eu l’occasion de prendre, le plus complet (je vous promets que j’ai oublié de noter ici bien plus des deux tiers de tout ce qu’il nous a raconté, et en détail) depuis le lieu où l’on voit le mieux la ville. Sans rien nous demander en retour. Pour son plaisir, indéniablement, et pour le notre, pour notre curiosité. Il y avait le savoir encyclopédique, mais aussi l’humour, l’analyse critique, et parfois politique (au sens politique municipale du terme), et de l’humain. Le beau, le pas beau, le drôle, le triste. Tout ça était complet. Et après tout, s’il est à la retraite depuis plus de vingt ans, à Lyon depuis presque soixante-dix ans, encore capable de gambader encore comme un jeunot (il marchait plus vite que nous), faire guide gratuit pour des gens avides d’en apprendre plus sur le site alors que, comme il le disait, la moitié des choses intéressantes ne sont pas signalées, c’était une sacrément bonne idée.
Si j’avais été seul, je serai resté la journée entière à crapahuter avec lui dans tout Lyon et à l’écouter me raconter et l’histoire officielle et ses souvenirs. Il a été un peu déçu, ça s’est vu, quand on lui a dit qu’on devait y aller après qu’il nous a proposé de nous emmener au cœur des ruines romaines pour prolonger la visite, mais il n’a pas du tout insisté. Comme je disais, il ne tenait pas à s’imposer. Il proposait. On a fini par prendre le funiculaire tous ensemble et, une fois arrivés dans le Vieux Lyon, prétextant que lui aussi avait des choses à faire, il est parti de son côté après nous avoir indiqué où l’on pourrait manger. On a dû passer presque deux heures en sa compagnie en tout. Il ne nous a pas dit son nom, ne nous a pas demandé le notre. C’était une rencontre comme il devrait s’en faire plus souvent.
Si vous passez à Fourvière, cherchez donc un papy, casquette et lunettes de soleil, fine moustache, et si vous le trouvez, demandez-lui s’il connait un peu les environs. Prévoir une bonne demi-journée.