Trappeur de rien
« Il s’agit de ne pas raconter n’importe quoi », m’intime le garde forestier. « Le premier couillon venu pourrait gueuler à la meute de rats, alors même que toutes les preuves indiquent à qui sait regarder attentivement que nous nous trouvons vraisemblablement face à une murmuration au sol de jeunes crocodiles. »
Je n’ose plus dire un mot. C’est qu’il à l’air de salement s’y connaître le bougre. Sans doute est-ce le fruit de toutes ces années passées seul dans les bois à se nourrir de pignons et à se repérer selon que la mousse pousse au sud ou au nord de l’arbre, en fonction du type d’arbre évidemment, ainsi que d’après la qualité de la mousse qui ne doit être ni trop verte, signe d’après les dires du vénérable fonctionnaire trappeur que l’on se dirige vers l’ouest terrible, ni trop blanche, signe que ce n’est pas de la mousse mais un champignon, et quand on a pas de pharmacien sous la main mieux vaut se garder de tripoter ces cochonneries.
Je n’ai pas le temps de demander à ce vieux sage comment il peut bien savoir de quel…
« Il arrive souvent qu’on confonde les deux espèces », me coupe-t-il dans ma narration, « à cause du fait que les individus des deux groupes sont munis de dents pointues, seulement je vous le dis, ne vous laissez pas abuser par cette étrange coïncidence, ce ne sont pas des rats, mais bien des crocodiles, j’en mettrais ma jambe de bois au feu. Et savez-vous pourquoi j’en suis si sûr ?
– À cause des…
– Alors là vous n’y êtes pas du tout, oh la la, pas ! du ! tout ! mon jeune ami. Non, très loin du compte même ! Regardez plutôt. Ces traces, où vont-elles ?
– Eh bien…
– Regardez la mousse !
– Mais… Je n’e…
– Exactement ! Vous n’en voyez pas pour une bonne raison, c’est qu’il n’y en a pas. Et pourquoi n’y en a-t-il pas ?
– Pa…
– Parce que c’est l’hiver ! Et que font les crocodiles l’hiver ?
– …
– Iiii…
– …
– Imiii…
– Imiiii….
– Ils migrent, bon dieu ! Mais qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ?
– Le calcul différenti…
– Ils migrent vers le nord ! Droit vers la Scandinavie, après un été éprouvant à cuire aux abords des marigots asséchés. Et pouvez-vous me dire pourquoi ? Pourquoi font-ils cela alors que l’on sait très bien comment les peuples nordiques accueillent les immigrés venus d’Afrique ? »
Je n’essaie même plus de répondre, certain qu’il va encore me coup…
« Eh bien mon cher, il y a deux raisons à cela. La première, c’est qu’ils ont atteint leur quota d’UV pour l’année. Un mois de plus et c’est le mélanome assuré. Eh oui ! Si ces bêtes-là ne ménageaient pas leur capital soleil comme il se doit, cela fait belle lurette que la race aurait disparue. D’ailleurs, il ne vous aura sans doute pas échappé que le ventre des crocodiles est beaucoup plus blanc que le reste de leur corps, il s’agit donc d’une zone extrêmement sensible aux rayons du soleil, et c’est pourquoi on les voit si rarement allongés sur le dos. Quant à la seconde raison, je ne peux malheureusement pas vous la révéler, vous m’en voyez sincèrement désolé…
– Ah, c’est un secret transmis entre gardes ! Je comprends tout à fait, vous n’avez pas à vous exc…
– Non, non, je souffrais d’une grave colique le jour où l’instituteur a donné cette leçon à l’école forestière, et personne dans la classe n’a voulu me prêter son cahier pour recopier le cours. Oh, bien sûr, j’ai imploré le maître, mais il m’a seulement rétorqué que les absents avaient toujours tort, et que tout ceci ne serait jamais arrivé si je n’avais également manqué la leçon sur les mousses comestibles… Hélas ! Je sais bien que tout ça c’est ma faute, mais elle avait l’air tellement, tellement bonne ! À peine à peine un peu trop blanche par-ci par-là, de tout petits points blancs minuscules de rien du tout qui semblaient danser sur ce beau chapeau rouge… Ah… une mousse comme on en voit rarement… D’ailleurs, tout ça me donne faim, avez-vous mangé ? Je vous invite ! Il se trouve que j’ai gardé au frais un reste de salade de mousse aux pignons dont vous me direz des nouvelles… »